5 novembre 2002

Le prolétariat en question (1)

Lutte Ouvrière et Convergences Révolutionnaires, la fraction autorisée par la direction, se font les champions d'un nationalisme ouvriériste très éloigné de la sociologie marxiste.

Convergences Révolutionnaires, la fraction de Lutte Ouvrière, a publié un dossier intitulé « Syndicats / Travailleurs : un fossé grandissant » [1] et Michel Charvet écrit dans l'article Les hauts et les bas de la syndicalisation : « Pourtant le prolétariat n'a pas disparu, loin de là. Au contraire. Il y a depuis 30 ans, nettement plus de salariés (ne serait-ce que du fait de la généralisation du travail des femmes). Il y a certes moins d'ouvriers dans la population active. D'après les statistiques officielles, l'industrie emploie 4 millions de personnes aujourd'hui, soit 1,5 millions de moins qu'en 1970. Mais les employés, les travailleurs des services sont aussi pour la plupart des prolétaires. Et ils sont 5 millions de plus qu'en 1970. Il faut donc chercher ailleurs les causes réelles de l'affaiblissement des syndicats. ». Il est curieux qu'une organisation, qui se réclame du marxisme, triture le concept du prolétariat – une notion fondamentale – aussi maladroitement. Michel Charvet élargi, en effet, le prolétariat à tous les salariés, puis le réduit aux seuls ouvriers de l'industrie et enfin il incorpore les employés au prolétariat parce qu'ils seraient « aussi pour la plupart des prolétaires ». Cette maladresse n'est pas fortuite, mais révèle l'embarras d'une référence dogmatique au marxisme.

En assimilant le prolétariat aux salariés, Michel Charvet reprend en apparence la définition d'Engels : « Par prolétariat, on entend la classe des ouvriers salariés modernes qui, ne possédant aucun moyen de production qui leur soit propre, en sont réduits à vendre leur force pour pouvoir vivre. » [2], mais il contourne la question de l'évolution du salariat, qui représente en 2002 92% de la population active du fait du recul de la petite bourgeoisie (agriculteurs, artisans et commerçants) [3]. Engels précise « ouvriers salariés » pour distinguer le prolétariat des artisans qui, possédant leur moyen de production, sont classés dans la petite bourgeoisie. Si en 1848 Marx et Engels pouvaient légitimement assimiler le salariat au prolétariat, en 2002 nous constatons que le salariat est une notion plus extensive [4]. Selon les chiffres cités par Vindt [5], le salariat représentait en France 30% de la population active en 1881, 40% en 1906, 50% en 1931. L'INSEE [6] recense en 1993 76,9% de salariés dans la population active auxquels il faut ajouter 11,6% de chômeurs. Appliquer stricto sensu la définition de Marx et Engels reviendrait donc aujourd'hui à qualifier, par exemple, Jean-Marie Messier de prolétaire !

En réduisant le prolétariat aux seuls ouvriers de l'industrie (cette restriction est pour le moins curieuse), Michel Charvet contredit son extension abusive à tous les salariés. De plus, il cite le chiffre de 4 millions d'ouvriers dans l'industrie alors qu'une étude de l'INSEE en recense 2 592 000 en 1995 (1 486 000 ouvriers qualifiés et 1 106 000 ouvriers non qualifiés) [7]. Pour Convergences Révolutionnaires et Lutte Ouvrière, tous les ouvriers ne seraient donc pas des prolétaires ? Sur quels critères ces organisations sélectionnent-elles les travailleurs dignes d'être des prolétaires ? Le texte ne le dit pas et ajoute de la confusion à l'argumentation qui se donne pour objectif de justifier que le prolétariat n'a pas disparu.

En affirmant, sans le justifier, que « les travailleurs des services sont aussi pour la plupart des prolétaires », Michel Charvet brouille davantage la définition du prolétariat. Il reprend implicitement la formule du Manifeste : « Ainsi le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. » en omettant le contexte historique auquel elle fait référence, à savoir la prolétarisation des « anciennes petites classes moyennes ». Son embarras vient du fait que ni Marx ni Engels ne font explicitement référence aux employés. Sa restriction, introduite par la vague expression « la plupart », pose question. Combien d'employés sont des prolétaires ? Quels sont les critères d'inclusion et d'exclusion ? Le texte là aussi reste muet.

Rappelons que la notion de classe est un objet sociologique et politique construit [8]. Il est significatif de remarquer que les sociologues américains n'ont pas cherché à donner une définition théorique des classes sociales, mais qu'ils ont élaboré empiriquement, dans les années 30, une « échelle de prestige » (travaux de Warner). En France, l'INSEE, au début des années 50, a créé le code des « catégories socio-professionnelles » (CSP) modifié en 1982 pour devenir la nomenclature des « professions et des catégories socio-professionnelles » (PCS). Cette construction s'est appuyée sur la grille de classement établie par l'arrêté Parodi-Croizat en 1946. Les conventions collectives, signées par branche professionnelle à partir de 1954, s'inspiraient aussi des classifications Parodi-Croizat.

Pour Marx, le concept de classe est objectivement motivé par des conditions économiques communes, genres de vies et intérêts communs. En ce sens, il est légitime d'inclure les employés – tous les employés et pas seulement « la plupart » – au prolétariat. Mais Marx ajoute, en 1852, qu'une classe sociale se forme aussi par la conscience qu'elle a de sa spécificité [9]. Sans conscience de classe, une classe n'a ni indépendance ni destin politique. Ce fut le cas des petits paysans, la classe la plus nombreuse de la société française à l'époque, qui se jeta dans les bras de Bonaparte, lequel était au service des intérêts économiques et politiques de la bourgeoisie. Or, depuis la création des comités d'entreprise après-guerre, les employés élisent leurs délégués au collège ETAM (Employés, Techniciens, Agents de maîtrise). Ceci explique en partie que les employés (ces « OS du tertiaire »), même s'ils partagent les conditions économiques des ouvriers, ne se reconnaissent pas tous comme des prolétaires.

En France, la part des employés dans la population active progresse constamment depuis 1936 (elle est passée de 10% en 1936 à 24% en 1975 et 30% en 1995 – 76% sont des femmes) alors que celle des ouvriers diminue régulièrement depuis 1975 (elle est passée de 31% en 1936 à 37% en 1975 et 28% en 1995 – 79% sont des hommes) [10]. Le prolétariat représente donc 58% de la population active. Mais la classe ouvrière a « perdu le rôle de pôle structurant, qui a longtemps été le sien » [11], dans la lutte contre le capitalisme non seulement parce son rôle économique décline dans les pays industrialisés depuis 1975, mais aussi parce que son rôle politique fut affaibli du fait de la collaboration de classes menée par la social-démocratie et la bureaucratie stalinienne. C'est pourquoi, sauf à faire référence à un prolétariat mythique, se pose la question de la lutte pour les intérêts communs des ouvriers et des employés.

Cette question est cruciale depuis les années 80 à l'échelle mondiale. La déconstruction du temps de travail et la réduction des salaires marquent en effet un recul politique du prolétariat. En France, ces mesures drastiques furent mises en place par des gouvernements socialistes et communistes avec la collaboration des bureaucraties syndicales. À partir de 1982, les entreprises peuvent recourir aux heures supplémentaires sans l'autorisation de l'inspection du travail. La loi Auroux de novembre 1982 encourage l'annualisation du temps de travail. La loi quinquennale de décembre 1993 institue le temps partiel annualisé. Les lois sur les 35 heures (Aubry I et II) institutionnalisent la flexibilité du temps de travail, dont les travailleurs précaires font surtout les frais [12]. De plus, la part des salaires, qui avait augmenté dans les années 70 pour atteindre 71,8% de la valeur ajoutée en 1981, baisse progressivement à partir de 1982-83 pour atteindre 62,4% en 1990 et 60,3% en 1995 [13]. Enfin, l'effondrement de l'URSS, sans réaction du prolétariat, a brouillé les perspectives politiques dont Convergences Révolutionnaires et Lutte Ouvrière ne disent rien.

Serge LEFORT
4 novembre 2002

[1] Convergence Révolutionnaires, numéro 23, septembre-octobre 2002.
[2] Note de Friedrich Engels à l'édition anglaise de 1888 du « Manifeste du Parti communiste » de 1848.
[3] « Les chiffres de l'économie 2002-2003 », Alternatives économiques, Hors-série n° 54, 4e trimestre 2002.
[4] THÉVENOT L., « Les catégories sociales en 1975 : l'extension du salariat », Économie et statistique, n° 91, juillet-août 1977.
[5] VINDT G., « Le salariat avant guerre : instabilité et précarité », Alternatives économiques, n° 141, octobre 1996.
[6] INSEE, Annuaire statistique de la France, INSEE, 1998.
[7] CÉZARD Michel, « Les ouvriers », Insee Première, n° 455, mai 1996.
[8] DESROSIÈRES A. et THÉVENOT L., Les catégories socio-professionnelles, La Découverte, coll. « Repères », 1988.
[9] MARX Karl, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Gallimard, 1994.
[10] SEYS Baudouin, « L'évolution sociale de la population active », Insee Première, n° 434, mars 1996 (pour les pourcentages calculés à partir des données brutes).
INSEE, Tableaux de l'économie française 2000-2001, INSEE, 2000 (pour la ventilation hommes-femmes).
[11] CHENU Alain, « Les employés », Insee Première, n° 477, août 1996.
[12] BLOCH-LONDON et BOISARD, « L'aménagement et la réduction du temps de travail », Données sociales, INSEE, 1999.
Tous les documents cités, en provenance de l'INSEE, sont téléchargeables sur le site.
[13] PIKETTY T., L'économie des inégalités, La Découverte, coll. « Repères », 1997.