19 février 2006

Revue de presse : La caricature de la "liberté de la presse" (3)

La fête est finie ! Après l'hystérie collective pour défendre une caricature ouvertement raciste et dénoncer les périls du "monde arabo-musulman", les médias sont partis en croisade contre le virus H5N1 et restent très discrets sur les révélations des tortures dans les prisons françaises et irakiennes.

13/02/2006
Sous le titre "Les musulmans investissent la rue", Libération consacre ses pages "Evénement" à une version policière des réactions à l'étranger :
En milieu de parcours, les trois organisatrices réussissent à reprendre l'avantage reléguant les fondamentalistes plus loin dans le cortège. Pour cette fois ?
Libération

Il rend compte aussi du sentiment d'injustice :
«Pour l'adoption d'une loi contre l'islamophobie» : tel était le mot d'ordre de la manifestation organisée samedi par l'Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis (UAM-93). «Il y a des lois pour interdire de s'attaquer aux juifs ou aux homosexuels, ce qui est très bien. Mais, lorsque quelqu'un insulte les musulmans ou l'islam, nous ne pouvons rien faire. Nos plaintes ont peu de chances d'aboutir tant qu'il n'y aura pas de loi contre l'islamophobie», explique Youssef Zaoui, l'un de ses dirigeants.

Mais ne peut s'empêcher de dévier la question posée :
En France, il n'existe pas de loi contre le blasphème. En théorie, seuls «le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie» sont explicitement prohibés par la loi Gayssot du 14 juillet 1990. Le 25 février, le tribunal de grande instance de Paris a toutefois condamné les stylistes Marithé et François Girbaud pour «injure visant un groupe de personnes en raison de leur appartenance à une religion déterminée, en l'occurrence le catholicisme». Leur crime : une affiche détournant la Cène de Léonard de Vinci, les apôtres et le personnage de Jésus étant représentés par des femmes habillées de vêtements de la marque concernée.
Libération

L'éditorial de Pierre Haski résume ce détournement pour botter en touche sur la découverte, bien tardive, du sort de journalistes algériens :
L'affaire des caricatures de Mahomet n'en finit pas de faire des vagues. Y compris en France, où, dans un calme exemplaire au regard de ce qui s'est produit ailleurs, des manifestations de protestation ont eu lieu. On ne pouvait pas ignorer, au passage du cortège parisien, cette demande de «respect» émanant d'hommes et de femmes de tous âges s'estimant méprisés dans cette France qui proclame l'égalité de tous, mais dans laquelle certains sont moins égaux que d'autres. Mais, derrière cette exigence légitime de la part de citoyens, resurgit le débat plus complexe, plus délicat, de la place de l'islam, devenu deuxième religion d'une France à la laïcité chatouilleuse. Après l'affaire du voile musulman, celle des caricatures devrait permettre, si elle se dédramatise et revient à de plus justes proportions, de clarifier un peu plus la règle du jeu, au sein de la société française, entre sphère privée et espace public, entre le religieux et le politique. Dans l'intérêt général et celui de chaque citoyen, quelle que soit sa croyance, voire son absence de foi. Encore faut-il être certain de parler de la même chose : en entendant les slogans en faveur d'une loi contre l'«islamophobie», à la manifestation parisienne de samedi, on ne pouvait s'empêcher de penser à Berkane Bouderbala et Kamel Boussad, deux directeurs de journaux algériens embastillés au nom d'une telle loi, innovation relativement récente du code pénal algérien. Ces deux journalistes sont justement en détention pour avoir publié les fameuses caricatures, comme d'autres de leurs collègues dans plusieurs pays arabes. Leur détention est une insulte, non pas pour la religion, mais pour ces valeurs bien temporelles de liberté. Ça aussi, c'est une affaire de respect.
Libération

L'éditorialiste du Monde reprend le thème de la défense de l'Occident contre les barbares :
L'inaction, lorsque des ambassades partent en flammes, augure mal d'une politique européenne volontariste et solidaire. Au-delà du débat sur la liberté de la presse et le respect des sensibilités religieuses, il s'agit de poser des exigences. Or l'Europe, qui tâtonne par ailleurs pour définir la politique à tenir face à la montée de l'islamisme radical, paraît désemparée, intimidée. Cela ne peut qu'encourager des régimes comme la Syrie et l'Iran à continuer à manipuler cette affaire à des fins politiques.
Le Monde

Sous le titre "Il y a quelque chose de raciste au royaume du Danemark", la double page "Grand angle" de Libération redit ce que nous savions et qui était un argument pour ne pas reprendre les provocations du Jyllands-Posten :
Au-delà des caricatures de Mahomet, la xénophobie gagne le pays. Sous la pression du Parti du peuple danois, le gouvernement durcit les lois sur l'immigration et installe dans l'opinion des idées d'extrême droite. Un climat que les immigrés vivent de plus mal.
Libération

La position corporatiste de Robert Ménard avait déjà été publiée dans Le Nouvel Observateur. Sa dernière tirade laisse quand même rêveur :
Alors, pas de limite à la liberté des journalistes ? Si, bien sûr. Les journalistes sont responsables envers leurs lecteurs, leurs auditeurs, leurs téléspectateurs.
Libération

C'est dans les colonnes du Figaro que Alain-Gérard Slama pose la pertinente question :
Mais, alors que le dossier est connu de tous, s'obstiner dans la publication de ces plaisanteries, comme vient de le faire Charlie Hebdo, cesse d'être une plaisanterie. C'est ôter à ces dessins l'esprit de liberté, de confiance réciproque qui est le propre du trait d'humour bon ou mauvais, réussi ou raté. C'est transformer, à la manière de Dieudonné, en acte politique un gag auquel on était d'abord seulement fondé à reprocher son mauvais goût. Et du même coup, c'est entrer dans le jeu des islamistes, qui n'attendent que cette confirmation pour démontrer à leurs troupes, non pas que leur doctrine est contradictoire avec la liberté, mais que c'est la liberté qui est, en Occident, l'alibi de l'islamophobie.
Le Figaro (Copie en RTF, car l'original a disparu du site)

Lire aussi l'excellent article de Bruno Amoroso publié par Le Courrier, quotidien suisse d'opinion :
Le plus triste, dans cette affaire, c'est qu'il y a une totale confusion dans tous les domaines. Face à cette affaire qui secoue le pays, droite et gauche s'unissent, au lieu de débattre de façon contradictoire, au nom du principe qui veut que les «valeurs qu'il faut défendre» se doivent d'être communes. Un peu comme si l'Occident n'avait pas encore compris qu'il ne dicte désormais plus sa loi au monde et qu'il ne fixe plus l'agenda des débats. Et ceci dans l'hypocrisie la plus totale. La liberté d'expression est ce qu'elle est, au Danemark comme ailleurs. Il suffit de penser à la façon dont on a manipulé les faits les plus importants depuis des siècles. Plus récemment, ces formes d'expression de liberté de la presse ont en réalité été des opérations pilotées en vue de provoquer des remous politiques et sûrement pas par simple esprit de liberté.
Le Courrier

16/02/2006
Télérama, hebdomadaire catho-culturel édité par le très libéral Le Monde, s'interroge en reprenant la rengaine raciste sur le "monde arabo-musulman" :
Pouvait-on caricaturer le prophète Mahomet ? Cette question, qui a déclenché des réactions en chaîne, a relégué à l'arrière-plan d'autres interrogations. Peut-on opposer à la liberté d'expression le respect du sacré ? L'escalade de la violence a-t-elle été instrumentalisée et dans quel but ? La fracture Orient-Occident s'est-elle creusée ? Des intellectuels issus du monde arabo-musulman répondent.
Télérama

Bernard Langlois signe une tonique critique sur le virage "sharognard" de Charlie :
Charlie Hebdo en champion de la liberté d'expression, c'est dans sa vocation : rien à y redire. Et tant mieux pour lui s'il se fait au passage des couilles en or. D'autant qu'il s'en est plutôt bien tiré, notamment avec une couverture de Cabu assez drôle.

Le problème, c'est qu'il entretient, depuis que Val y règne en maître, des rapports pour le moins ambigus avec l'islam en général et pratique volontiers des amalgames douteux qui participent de la « guerre des civilisations ». Sans parler d'un soutien affiché à Israël et à ce grand pacifiste de Sharon, dont il a salué l'évacuation du Sinaï avec des trémolos dans la voix : c'est qu'on ne rigole pas de tout à Charlie, faut pas croire ! On y a aussi ses vaches sacrées. La présence de quelques grands anciens du vrai Charlie d'autrefois sert de caution à une guerre idéologique que captain Val mène sans faiblesse, en bon petit soldat des vraies valeurs occidentales. Ce qui fait qu'il n'était peut-être pas le mieux placé pour en rajouter une louche dans cette pénible affaire des caricatures du Prophète. Enfin, c'est mon avis.

Peut-être pas celui de Cabu, Cavanna, Siné, Wolinski, pas gênés de dessiner leurs petits mickeys sous protection policière. Anarchos, ma non troppo !
Politis

17/02/2006
Pour terminer sur une note optimiste, vous pourrez lire le texte du Mouvement des Indigènes de la République :
Comme dans les années trente à propos de ce que l'extrême droite décomplexée appelait la « juiverie internationale » et ses prétendus complots, une véritable marée éditoriale submerge les rayons des librairies depuis quelques années ; des livres couvrant tous le spectre littéraire, de l'essai au roman, présentent l'islam et les musulmans comme le nouvel ennemi de l'Occident et de l'humanité.
[...]
Pour l'affaire danoise en elle même, en ce qui concerne la forme, les faiseurs d'opinion ont tôt fait d'évacuer le racisme violent de deux dessins au moins, tout en proclamant le haut principe de la liberté d'expression, laquelle, par essence, quintessence et définition, ne peut être que « totale et absolue ». Sur le fond, tout est fait, à l'évidence, pour focaliser le débat autour des dimensions strictement religieuses de l'affaire : ce serait par bigoterie, par arriération et même par pulsion hégémonique que l'Islam « totalitaire », après ses foulards, tente d'imposer ses corsets à l'Europe. Et désormais, c'est avec une évidente délectation que l'on fustige les débordements de la « rue arabe ».
[...]
L'unanimité médiatique s'est spontanément constituée autour d'un traitement biaisé de la crise provoquée par la publication répétée de ces caricatures. Poser le problème en termes de querelles théologiques, de liberté d'expression ou de « droit au blasphème », relève de la supercherie. La liberté d'expression sert de prétexte pour reproduire - en véritable campagne de matraquage publicitaire - le discours de la haine par le biais de dessins ouvertement racistes. Le problème réel, celui de la liberté d'être raciste et de l'exprimer dans les médias, est ainsi éludé. La question est de savoir pourquoi, aujourd'hui, le thème de l'Arabe, du musulman, de l'islam, assimilés à l'obscurantisme, au terrorisme, à la barbarie, est devenu la source d'inspiration et le sujet de prédilection de tant de journalistes, d'intellectuels, d'hommes et de femmes politiques, en Europe et aux Etats-Unis ; elle est de savoir pourquoi les stéréotypes racistes et colonialistes les plus éculés refont surface avec une telle vigueur, repris, en toute bonne conscience, par ceux-là mêmes qui dénoncent l'extrême-droite raciste et se réclament des « valeurs de la république ».
[...]
Par conséquent, ils [les Indigènes de la République] n'hésitent pas un seul instant à dénoncer avec la plus extrême vigueur la stigmatisation raciste et la liberté de l'exprimer que recouvre, aujourd'hui, la levée de boucliers en défense des caricatures islamophobes et des médias qui les ont publiés.
LMSI