16 mai 2006

Je nie la réalité de l'événement

Toute ressemblance avec un événement construit par les médias au bénéfice d'un ministre de l'Intérieur n'est pas fortuite.

Je nie la réalité de l'événement important qui a si gravement marqué l'Allemagne cette semaine : je nie la réalité du procès de Hitler [1].

Il faut renvoyer ce genre d'expériences fantastiques dans le domaine de la métaphysique, qui est de toute façon chez elle à Munich. Le moment de l'année où se déroule ce procès prétendu véritable est lui aussi très favorable à mon point de vue. Au milieu du carnaval, un tribunal se réunit, il fait ses révérences aux accusés, ceux-ci envoient des baisers aux dames dans le prétoire, la justice a émigré dans une caserne, ce sont les accusés qui accusent, les cavaliers espagnols montent une garde terriblement menaçante devant l'entrée du tribunal encaserné, soixante crayons bien taillés ont mission d'informer le public et il est interdit aux pauvres colporteurs de vendre des bretelles à proximité de la salle d'audience. Il faudrait être aveugle ou, ce qui revient au même, être un naïf public allemand, pour ne pas s'apercevoir d'après tous les phénomènes concomitants exposés ci-dessus, que ce n'est pas un «procès politique» qui se déroule à Munich, mais le songe d'une nuit de carnaval.

En conséquence, j'ôte sa dignité à l'événement de cette semaine et je le précipite des régions supérieures de l'austère éditorial, dans les bas-fonds du «rez-de-chaussée». Ce n'est pas la vie politique qui se manifeste ainsi, mais la décadence spirituelle. Ce n'est pas une audience, mais une séance spirite. Elle est tombée par erreur de la faculté du professeur en occultisme Schrenck-Notzing [2] dans le ministère d'Emminger [3]. Je ne me laisserai pas induire en erreur.

Je ne me laisse pas induire en erreur - aussi grave, aussi objectif et pathétique que soit le ton sur lequel les journaux rendent compte de ce procès. Car n'entendez-vous pas, frères, que les morts parlent ? Ne voyez-vous pas que les sténographes notent des discours de spectres ? Ne vous apercevez-vous pas, d'après les croquis des «dessinateurs spécialement délégués dans la salle du tribunal», que l'on portraiture les défunts ? Les tombes de l'histoire du monde s'ouvrent à Munich et il en sort les cadavres que l'on croyait enterrés. Un rêve grotesque se matérialise - et toute l'Allemagne accepte ce miracle avec indifférence, comme si cela allait de soi.

Paraît un tapissier, il se présente comme un «écrivain», et tout le monde le croit. Un cordonnier qui regarde plus haut que la sandale raconte son insignifiante biographie et expose comment du «citoyen du monde» qu'il était encore à Braunau [4], il est devenu à Vienne un «antisémite». Et les journaux allemands impriment cela avec zèle. Arrive, dans son automobile particulière, un général du nom de Lindström [5], déjà inscrit dans la registre mortuaire de l'histoire, et il prononce un discours contre le pape. Il fallait que ce fût celui-ci, justement ce général qui de son vivant n'avait pas lu d'autre livre qu'un manuel de science militaire - et même, avec peu de profit. De l'au-delà des vrais livres abolis surgit un lieutenant Röhm [6], et il dit : «Je vous prie de considérer que je ne suis qu'un officier et que je pense en tant que tel. Au front, j'étais officier de l'état-major général et j'appartiens à la poignée de ceux qui croyaient que nous allions encore remporter la victoire». Un record de bêtise, même parmi les membres d'un état-major général ! Pensez-y, frères, combien de temps a passé depuis que quelqu'un croyait encore à notre victoire ? Ne devait-on pas supposer que ces hommes sont depuis longtemps morts et enterrés ? Non, voyez ! Ils vivent ! Ils prédisent ! Ils veulent faire la révolution ! Oh, quelle danse des morts !

Il me semble que l'histoire allemande du présent et du passé récent excrète une quelconque substance conservatrice dont elle enrobe ses morts, si bien qu'ils ressuscitent à l'époque du carnaval et peuvent exposer à Munich leur conception du monde. Cela aurait dû rester l'affaire privée d'un cercle adonné à la conjuration des esprits, sans que s'en mêlent le grand public et la politique. Mais les choses étant ce qu'elles sont et parce que soixante rapporteurs sténographient les paroles des morts, je dois supposer que j'ai rêvé l'article que j'écris ici et son motif ; que j'ai rêvé l'Allemagne toute entière ; son tapissier analphabète, mon collègue qui, à peine a-t-il appris à lire et à écrire un abécédaire raciste, devint aussitôt un écrivain et une personnalité politique ; son général qui au lieu de s'engager dans les Suisses du Vatican, ce à quoi ses dons auraient suffi, part en campagne contre le pape ; ce cliquetis de sabres rouillés, cette phosphorescence cadavérique de morts vivants : ces journaux qui deviennent des feuilles humoristiques quand ils rendent compte du procès de Munich.

C'est bien cela : je rêve, et ce songe d'une nuit de carnaval s'appelle l'Allemagne.

Joseph ROTH
2 mars 1924
«Le songe d'une nuit de carnaval» in ROTH Joseph, Une heure avant la fin du monde, Liana Levi, 2003, p. 11 à 15. Textes traduits et annotés par Nicole Casanova.

[1] Hitler était devenu en 1919 le chef d'un groupuscule nationaliste, le parti ouvrier allemand, appelé en 1920 le «parti national-socialiste des ouvriers allemands» (NSDAP). Les 8 et 9 novembre 1923, Hitler, avec l'appui du général Ludendorff, tenta le« putsch de Munich», appelé parfois «putsch de la brasserie» car il commença dans une cave à bière. Le putsch échoua complètement, Hitler, avec d'autres leaders du NSDAP, fut arrêté. Son procès contribua à le faire connaître et à répandre ses idées dans toute l'Allemagne.
[2] Albert Freiherre von Schrenck-Notzing, médecin, parapsychologue (1862-1929). A fait entre autres des recherches sur l'hypnotisme, la télékinésie et les phénomènes de matérialisation.
[3] Erich Emminger juriste et politicien (1880-1951). Ministre de la Justice à l'époque du procès de Hitler.
[4] Braunau am Inn, ville de Haute-Autriche à la frontière bavaroise, lieu de naissance de Hitler.
[5] Erich Ludendorff (1865-1937). Ce nom de Lindström appliqué à Ludendorff est peut-être une allusion au fait que Ludendorff, après la défaite de 1918, s'est réfugié en Suède.
[6] Ernst Röhm (1887-1934), un des premiers membres du parti ouvrier allemand, fonda la SA (Sturmabteilung, «section d'assaut», formation paramilitaire) avec laquelle il participa au putsch manqué de Munich. À la tête de ses 2 500 000 hommes, Röhm se trouvera en désaccord avec Hitler qui le fera assassiner lors de la «nuit des longs couteaux», le 30 juin 1934.