20 octobre 2006

Culture post-coloniale

BLANCHARD Pascal et BANCEL Nicolas (dirigé par), Culture post-coloniale - Traces et mémoires coloniales en France 1961-2006, Autrement, 2006.
En entomologistes de la culture de l'histoire française, les auteurs abordent la colonisation, qui, selon eux, loin de n'asservir que les colonisés, a surtout teinté la psyché collective française d'un colonialisme dont les français ont du mal à se défaire. D'où la rancoeur entre des communautés que la République ne parvient plus à cimenter.

Après Culture impériale et Culture coloniale, Nicolas Bancel et Pascal Blanchard publient aux éditions Autrement un troisième volet intitulé Culture post-coloniale. Comme son nom l’indique, ce livre collectif traite des multiples manières dont le passé colonial de la France «marque en profondeur» le présent, dans des champs aussi divers que la «coopération», la «francophonie», les «politiques d’immigration» et «d’intégration», l’aide humanitaire, le «tourisme ethnique», la culture de masse ou encore les débats sur «la mémoire collective». Nous en proposons un extrait : sollicités pour répondre à la question «Peut-on parler d’un racisme post-colonial dans la France de 2006 ?», Saïd Bouamama et Pierre Tévanian ont répondu par l’affirmative, en précisant pour quelles raisons et en quel sens.
À noter : les auteurs participeront, parmi beaucoup d’autres intervenant-e-s, au Parlement anticolonialiste et antiraciste des Indigènes de la République, qui se tiendra samedi 21 octobre de 13H30 à 21H30 à la Bourse du Travail de Saint-Denis (Métro : Porte de Paris). Programme complet disponible sur le site des Indigènes de la République.



Un racisme post-colonial

À la question «Peut-on parler d’un racisme post-colonial ?», nous répondons par une autre question : Comment peut-on ne pas en parler ? Comment peut-on parler des formes contemporaines du racisme sans évoquer deux de ses principales généalogies : les systèmes esclavagiste et colonial ? Comment peut-on nier qu’existe aujourd’hui un profond racisme qui trouve son fondement dans des institutions, des pratiques, des discours et des représentations qui se sont élaborées dans le cadre de l’empire colonial français ? Comment peut-on le nier, par exemple, alors que les enquêtes d’opinion mettent en évidence une forme de mépris ou de rejet spécifique, plus fort et plus durable, à l’encontre des immigrés originaires de pays colonisés ?

De ces enquêtes [1], il ressort en effet que, depuis plusieurs décennies, deux phénomènes sont observables : d’une part, les vagues d’immigration les plus récentes sont toujours les plus dépréciées, les plus craintes ou les plus méprisées, tandis que le temps dissipe peu à peu cette crainte et ce mépris ; d’autre part, les immigrés issus de pays anciennement colonisés, notamment d’Afrique, font exception à cette première règle. En d’autres termes, il convient de distinguer le stigmate xénophobe, qui n’existe sous une forme exacerbée que pour les nouveaux arrivants, et le stigmate raciste, qui cristallise des représentations beaucoup plus profondément enracinées, et qui par conséquent ne perd pas - ou très peu - de sa force avec le renouvellement des générations et leur enracinement en France.

Si les immigrants italiens, polonais, arméniens ou portugais ont pu être, à leur arrivée en France, l’objet de discours infâmants et de mesures discriminatoires d’une grande brutalité, souvent comparables par leur forme et par leur violence à ce que subissent aujourd’hui les immigrants post-coloniaux [2], il n’en est pas allé de même pour leurs enfants, et moins encore pour leurs petits-enfants. On ne peut pas en dire autant des enfants d’immigrés maghrébins ou noirs-Africains, seuls condamnés à l’appellation absurde - mais éloquente politiquement - d’«immigrés de la deuxième ou troisième génération», et aux discriminations qui l’accompagnent.

Si le racisme est, selon la formule d’Albert Memmi, «une valorisation généralisée et définitive de différences réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de légitimer une agression ou des privilèges» [3], il y a bien un racisme spécifique qui s’est construit comme une légitimation de l’agression et du privilège coloniaux : il y a bien eu essentialisation et naturalisation de «différences culturelles» (notamment la référence musulmane), disqualification «morale» de ces différences, théorisation et production de «l’indigène» comme «corps d’exception» encadré par des dispositifs spécifiques (formalisés notamment, en Algérie, par le Sénatus-Consulte du 14 juillet 1865) [4]. Et ce racisme culturaliste s’est bel et bien transmis de génération en génération, y compris après les indépendances - et cela sans grande déperdition, comme tout système de représentations non-soumis à la critique et à la déconstruction : on peut difficilement nier que dans la société française contemporaine continuent de circuler - et d’agir - de manière massive des représentations du «Noir», de «l’immigré», du «musulman», du «beur» ou de la «beurette» [5] survalorisant une différence «culturelle» («ils» sont différents de «nous») en même temps que sont niées les autres différences, notamment de classe ou de «personnalité» («ils» sont tous les mêmes, et «nous» partageons tous une même «identité nationale»).

Il n’est pas contestable non plus que cette double opération de clivage et d’amalgame produit des représentations clairement infériorisantes («ils» sont marqués au mieux par la carence ou le retard, au pire par la dangerosité [6], tandis que «nous» incarnons «la Raison», «l’Universel» et «la modernité»). Il n’est pas contestable enfin que ce discours dévalorisant assure au présent la légitimation d’une situation de domination, de relégation et d’exclusion sociale systémiques.

Des discriminations systémiques et institutionnelles

Après des décennies de cécité ou de dénégation, l’existence massive de discriminations racistes commence à être reconnue, et beaucoup sont prêts à admettre qu’elles touchent plus spécifiquement les descendants des anciens colonisés. Mais malgré l’existence de plusieurs études soulignant le caractère systémique de ces discriminations [7], celles-ci restent appréhendées majoritairement comme des phénomènes purement individuels de «méconnaissance de l’autre» ou de «repli sur soi», quand ce ne sont pas les victimes qui sont elles mêmes incriminées pour leur manque «d’intégration» ou leur retard «culturel» . Dans tous les cas, ce qui est nié est l’existence de processus sociaux de production des discriminations, en toute légalité, et par les institutions de la République elles-mêmes, masqués par un principe officiel de non-discrimination, rituellement proclamé mais quotidiennement bafoué [8]. Ce caractère systémique et institutionnel des discriminations est pourtant patent, et il constitue la première analogie repérable avec le rapport colonial :
«Outre la série d’analogies qu’on peut saisir entre les deux phénomènes - analogies d’ordre historique (l’immigration est souvent fille de la colonisation directe ou indirecte) et analogies de structure (l’immigration, actuellement, occupe dans l’ordre des relations de domination la place qu’occupait hier la colonisation) - l’immigration s’est, d’une certaine façon, érigée en système de la même manière qu’on disait que la «colonisation est un système» (selon l’expression de Sartre)» [9].

Le racisme post-colonial n’est donc pas une simple survivance du passé. Il s’agit au contraire d’une production permanente et systémique de notre société, les représentations héritées du passé étant reformulées et réinvesties au service d’intérêts contemporains. C’est bien notre société qui, au présent, continue de produire des indigènes au sens politique du terme : des «sous-citoyens», des «sujets» qui ne sont pas étrangers au sens juridique mais ne sont pas pour autant traités comme des Français à part entière.

Marx a bien étudié cette interaction entre passé et présent, et le rôle que joue l’imaginaire social hérité [10]. C’est à travers cet imaginaire que les hommes déchiffrent leur réalité vécue, déterminent les frontières entre un «nous» et un «eux», et fondent leur action présente. C’est en l’occurrence au travers de l’imaginaire colonial qu’ont été appréhendés les immigrés postcoloniaux des années 60 et 70, et qu’a été légitimée leur relégation économique, sociale et politique : insertion par le bas dans les secteurs les plus pénibles du monde économique, négation des besoins sociaux non liés directement aux besoins productifs, réduction de l’homme à une simple force de travail (et en conséquence non-prise en compte de la vie familiale et de l’inévitable enracinement), injonction à la discrétion et à l’apolitisme. La massification du chômage et de la précarité depuis la décennie 1980 s’est réalisée sur la base de cet ordre des dominations dans lequel les immigrés apparaissent comme dominés parmi les dominés, et les Français issus de la colonisation ont hérité de la place de leurs parents.

Des «attributions causales» culturalistes, capacitaires et dépolitisantes

L’imaginaire colonial se réinvestit notamment dans la manière d’appréhender les situations d’inégalité réelle. Dans le regard du colonisateur, les inégalités produites par le système colonial ne sont pas niées, mais leur génèse est refoulée, et recouverte par une explication biologique ou culturelle : le manque d’ardeur au travail du colonisé n’est par exemple pas expliqué par le rapport social colonial, qui impose au colonisé des conditions de travail éreintantes tout en le privant de toute initiative et de toute jouissance du fruit de son travail, mais par la congénitale indolence «de l’Africain» ou par l’incorrigible indiscipline «du Maghrébin» [11].

Un même mécanisme de décontextualisation, dépolitisation et ethnicisation opère aujourd’hui : ce ne sont plus les discriminations qui expliquent la marginalisation, la «rage» ou le «je-m’en-fichisme» [12] de nombreux jeunes issus de la colonisation, mais une carence de ces jeunes - manque de «repères» ou d’éducation parentale, incapacité ou incompatibilité «culturelle», manque de familiarité avec les «valeurs» de «la République» ou de «la modernité» ... Un ministre est même allé, en novembre 2005, jusqu’à inverser les causes et les effets en expliquant la difficulté de ces jeunes à trouver un emploi par leurs «comportements asociaux» ... eux-mêmes produits par la polygamie des parents !

La thématique de «l’intégration», encore dominante dans les politiques publiques ciblant les immigrés ou leurs enfants, s’inscrit dans ce registre culturaliste, capacitaire et dépolitisant. L’appel à l’intégration assigne en effet ses destinataires à une «différence culturelle» irréductible et à une perpétuelle position d’extériorité par rapport à la «communauté nationale» : s’«ils» doivent s’intégrer ou être intégrés, c’est qu’«ils» ne le sont pas encore - la procédure de naturalisation, avec son «questionnaire d’intégration», est l’une des traductions pratiques de cette logique. Or, c’est bien dans le cadre du système colonial que l’égalité des citoyens a été subvertie au profit d’une conception culturaliste de la Nation, le colonisé ne pouvant pleinement intégrer la citoyenneté qu’en renonçant à son «statut personnel» [13].

L’intégrationnisme, autre nom du racisme

Le mot d’ordre d’intégration impose également à ses destinataires une obligation de réserve, de discrétion, voire d’invisibilité. Eric Savarèse a montré comment le regard colonial tendait à invisibiliser le colonisé, ou à en faire le simple miroir dans lequel «la France» contemple son propre génie «civilisateur», et Abdelmalek Sayad a montré que cette invisibilisation était reproduite à l’endroit de l’immigration :
«Parce que le rapport de forces est incontestablement en faveur de la société d’immigration - ce qui l’autorise à renverser du tout au tout la relation qui l’unit aux immigrés, au point de placer ces derniers en position d’obligés là où ils devraient au contraire obliger - celle-ci n’a que trop tendance à porter à son bénéfice ce qui, pourtant, est l’œuvre des immigrés eux-mêmes : aussi est-ce fréquemment qu’on présente au moins les aspects les plus positifs (ou considérés comme tels) de l’expérience des immigrés, c’est-à-dire en gros, l’ensemble des acquisitions qu’ils ont su imposer au grès de leur immigration (...) comme le résultat d’un travail diffus ou systématique d’inculcation, d’éducation (...) travail qui consiste à produire ce qu’on appelle les «évolués» (et du même coup, à discriminer ces immigrés «évoluables», «éducables», ou «amendables» des immigrés qui ne le sont pas ou ne veulent pas l’être) et dont le mérite revient bien sûr à la société d’accueil et à elle seule» [14]

Il en va de même aujourd’hui pour les jeunes Français issus de la colonisation : eux aussi sont invisibilisés. Eux aussi sont sommés de ne pas être «ostentatoires». Eux aussi sont les objets d’une injonction à la politesse et la discrétion alors même qu’ils font quotidiennement l’expérience du mépris et de l’injustice sociale. Et toute stratégie de visibilisation de leur part est ressentie comme une menace, un «refus d’intégration» ou un «rejet de la République».

Au risque de choquer, on peut finalement dire que l’intégration, telle qu’elle est généralement pensée, parlée et traduite en termes de politiques publiques, est moins souvent une alternative à la discrimination raciste qu’une formulation sublimée ou un instrument de légitimation de cette discrimination : si le racisme est le refus de l’égalité, l’intégration est précisément le mot d’ordre qui permet d’évacuer la question égalitaire. En effet, si être «intégré», être «inclus», avoir «sa place» vaut mieux que d’être purement et simplement exclu, ces termes ne disent pas de quelle place il s’agit. Un serviteur a «sa place», il est inclus et intégré - il n’en demeure pas moins subordonné, méprisé et exploité.

Et de fait, dans de très nombreux contextes, parler de «problèmes d’intégration» sert essentiellement à ne pas prononcer d’autres mots, comme domination, discrimination ou inégalité. Le parallèle est à cet égard saisissant entre l’usage du terme même d’«intégration» dans le système colonial et dans le système post-colonial : dans les deux cas, au-delà des nombreuses différences de contexte, c’est la même opération qui est réalisée, à savoir le refoulement des revendications de liberté et d’égalité. Le mot «intégration» n’est en effet jamais autant utilisé par l’État français que lorsque les colonisés réclament l’égalité des droits, l’autodétermination ou l’indépendance - ou, plusieurs décennies plus tard, à partir de 1983, lorsque leurs descendants «marchent pour l’Égalité» [15].

«Intégrer, réprimer, promouvoir, émanciper»

Le système postcolonial reproduit aussi des opérations de division et de compartimentage des individus issues du système colonial : une masse à intégrer, une masse à réprimer, une élite à promouvoir, des femmes à «émanciper».

Une masse à intégrer. «Handicaps culturels», «résistances», «inadaptation de l’islam à la modernité» ou à «la laïcité», manque «d’efforts d’intégration» : nous retrouvons dans tous ces clichés l’une des principales marques du «portrait mythique du colonisé», qu’Albert Memmi avait en son temps nommée «la marque du négatif». Nous retrouvons le motif de «l’arriération» et du «retard», et son pendant : la mission «civilisatrice» de l’État français.

Une masse à réprimer. Dès qu’il s’agit de jeunes des quartiers populaires, et plus particulièrement de ceux qui sont issus de la colonisation, le refus et la révolte devant les inégalités sont d’emblée mis en illégitimité. Leurs actes étant perçus à travers un prisme étroitement culturaliste, ne sauraient avoir une signification, une valeur et a fortiori une légitimité sociale ou politique [16]. De par leur «refus d’intégration» ou leurs caractéristiques familiales et/ou culturelles et/ou religieuses, les jeunes revendicatifs ne peuvent apparaître que comme «anomiques» - ou pire : porteurs de normes et de valeurs dangereuses pour l’ordre social.

Des «rodéos des Minguettes» de 1981 aux émeutes de novembre 2005, le recours systématique, quasi-exclusif et disproportionné à la «fermeté», à la surveillance et à la répression des mouvements de révolte est un autre point commun avec le modèle colonial. Plus largement, tout comportement dissident, déviant ou simplement «déplacé» de la part d’un jeune issu de la colonisation fait l’objet de jugements moraux qui s’apparentent, par leur outrance, leur généralité et leur contenu, aux doléances du colon à l’encontre du colonisé. Le «portrait mythique du postcolonisé» reproduit dans une large mesure le «portrait mythique du colonisé» dont Albert Memmi avait en son temps analysé la structure et la genèse. C’est ainsi qu’on parle, aujourd’hui comme au temps des colonies, de «territoires» à «conquérir» ou «reconquérir», d’espaces «décivilisés», de «sauvageons» ou de «barbares», de «défaut d’éducation», de nécessaire «adaptation» de nos dispositifs pénaux à des populations «nouvelles», radicalement «différentes» des jeunes de jadis, vivant «en dehors de toute rationalité» [17].

Au-delà des mots, les pratiques politiques et policières rejouent, sur un mode heureusement moins extrême, une partition qui s’est largement écrite dans un contexte colonial : qu’il s’agisse du couvre-feu, de la «guerre préventive» que constituent les contrôles policiers à répétition ou les dispersions intempestives dans les halls d’immeuble, de la pénalisation des parents pour les fautes des enfants, ou encore des méthodes de gestion de la contestation politique (diffamation, criminalisation, appel aux autorités religieuses locales pour pacifier une émeute ou détourner la population d’une action politique protestataire), les autorités instaurent en banlieue des modes de gestion qui violent un certain nombre de principes fondamentaux (comme la présomption d’innocence, le principe de la responsabilité individuelle, le principe de laïcité), et qui par conséquent apparaissent comme des anomalies au regard d’une certaine tradition du Droit français, mais qui ne tombent pas du ciel. Si l’on se réfère à l’autre tradition française, à la part d’ombre que constituent le Droit d’exception et les techniques de pouvoir qui se sont inventées et expérimentées dans les colonies, alors l’actuelle «dérive sécuritaire» perd beaucoup de sa nouveauté et de son exotisme.

Une élite à promouvoir. Que ce soit pour disculper le «modèle français d’intégration» (en montrant à la masse en échec qu’«on peut s’en sortir», et que par conséquent chaque individu est seul responsable de son malheur) ou pour servir d’«intermédiaire» avec les autres «jeunes» au prétexte d’une proximité culturelle, ou encore pour occuper des postes ethnicisés au prétexte de spécificités, partout se décline une injonction idéologique à la déloyauté, dans des modalités proches de «l’évolué» ou du «peau noire, masque blanc» tel que l’analysait Franz Fanon.

Des femmes à «émanciper», malgré elles et contre leurs groupes familiaux. Les débats autour de la «loi sur les signes religieux» ont mis en évidence la persistance des représentations coloniales sur «l’hétérosexualité violente» du «garçon arabe» ou du «musulman» et sur la soumission de sa femme et de ses filles. Le fait même de récuser la parole des premières concernées, et de les sommer de se dévoiler, sous peine d’exclusion et de déscolarisation - en d’autres termes : de les «forcer à être libres» - relève d’une conception de l’émancipation qui fut celle des colonisateurs [18].

L’enjeu de la nomination

Deux précisions s’imposent, pour finir, en réponse à des objections récurrentes. Tout d’abord, dire qu’il existe un racisme post-colonial ne revient pas à dire que ce racisme est le seul à l’œuvre dans la société française de 2006, que la colonisation est la seule source du racisme, et que les pays qui n’ont pas eu d’empires coloniaux n’ont pas leurs propres racismes, avec leurs propres fondements historiques. Il est évident qu’il existe en France d’autres racismes, c’est-à-dire d’autres formes de stigmatisation irréductible à la xénophobie : les racismes anti-juifs et anti-tziganes notamment - ou même des formes radicales de mépris social à l’égard de «blancs pauvres» qui s’apparentent à un «racisme de classe».

S’il est parfois utile de le rappeler, il est en revanche absurde, malhonnête et irresponsable de suspecter ou d’accuser a priori - comme beaucoup l’ont fait [19] - de «colonialo-centrisme», de «concurrence des victimes» voire de «banalisation de la Shoah» ou d’antisémitisme toute personne qui se consacre à l’analyse ou au combat contre les racismes spécifiques visant les colonisés ou les postcolonisés. Nous citerons sur ce point Sigmund Freud : se consacrer aux nombreuses névroses qui naissent de refoulements sexuels ne signifie pas qu’on nie l’existence d’autres troubles et d’autres causalités.

De même, souligner les origines coloniales de certaines formes de racisme ne revient pas à nier l’existence d’autres formes de racisme et de discrimination, qui s’enracinent dans d’autres épisodes historiques et d’autres processus sociaux. Nous ne voyons pas plus «la colonisation partout» que Freud ne voyait «le sexe partout» - même si nous la voyons à l’oeuvre là où beaucoup ne veulent pas la voir, comme Freud voyait la pulsion sexuelle là où beaucoup ne voulaient pas la voir.

Parler de racisme post-colonial, ce n’est pas non plus prétendre que les descendants de colonisés vivent une situation identique en tous points à celle de leurs ancêtres. Le préfixe «post» est à cet égard suffisamment clair : il marque à la fois un changement d’ère et une filiation, un héritage, un «air de famille». Là encore, la précision est parfois utile, mais elle est le plus souvent hors de propos, notamment lorsqu’elle sert à «faire la leçon» à des mouvements militants qui sont parfaitement conscients des différences entre les situations coloniale et postcoloniale - et qui le disent de manière claire et répétée. Tel fut le cas à propos du Mouvement des Indigènes de la République : malgré leurs nombreuses mises aux point [20], nombre de savants ou de responsables politiques leur reprochent, de manière quasi-rituelle, de se nommer «indigènes» ou de qualifier de «coloniaux» certains discours ou certains dispositifs légaux, administratifs ou policiers. Le code de l’indigénat est aboli, leur explique-t-on doctement.

Le problème que posent ces appels au sérieux et à la rigueur historique, outre qu’ils prennent leurs destinataires pour des imbéciles, c’est qu’ils méconnaissent la spécificité du discours politique, ou plutôt de certaines formes du discours politique (la pétition, le tract, la banderole, le slogan), qui impliquent, de tout temps et quel que soit le front de lutte (ouvrier, féministe, homosexuel...), un certain usage du raccourci et de l’hyperbole. C’est aussi qu’ils méconnaissent le pouvoir heuristique que peut avoir «la colère des opprimés» [21].

Ces rappels à l’ordre laissent enfin un sentiment de «deux poids deux mesures», car on n’entend pas aussi souvent, de la part de chercheur-e-s ou de politiques, les mêmes leçons ou conseils amicaux adressés aux militantes féministes quand elles continuent - non sans raisons - de qualifier notre société de société patriarcale. Il en va pourtant de même pour les lois discriminatoires donnant un statut de mineure à la femme que pour le code de l’indigénat : elles ne sont plus en vigueur. L’égalité hommes-femmes est désormais actée dans les textes de loi, tout comme le principe de non-discrimination en fonction de «la race, l’ethnie ou la religion» - avec la même efficacité toute relative dans les deux cas... On ne retrouve pas non plus un tel souci de mesure et d’hyper-correction lorsque des sans-papiers sur-exploîtés se comparent à des esclaves, quand des philosophes, des sociologues ou des militants de gauche parlent d’Apartheid scolaire ou social, ou quand des salariés, bénéficiant pourtant encore de quelques acquis sociaux et d’un accès relatif aux biens de consommation, continuent de s’identifier, en chanson, aux «damnés de la terre» ou aux «forçats de la faim»...

Plus profondément, les réactions hostiles, méfiantes ou condescendantes suscitées par l’Appel des indigènes de la République posent la question cruciale du pouvoir de nomination et de sa légitimité. Ce pouvoir de nomination a des effets performatifs sur la réalité, sur ce qui en est dit et sur ce qui est renvoyé dans le «non-dit» et même dans l’indicible. Il construit le réel social d’une façon déterminée, imposant ainsi des grilles de lectures, des attributions causales et les conséquences concrètes qui en découlent en termes de politique publique. Il n’est donc pas indifférent de savoir qui s’autorise à nommer qui. Il n’est pas indifférent de voir émerger de nouveaux termes, qu’ils soient d’auto-désignation ou d’hétéro-désignation. C’est sous cet angle, plutôt que sur le mode professoral du rappel des différences entre indigènes coloniaux et postcoloniaux, qu’historiens et sociologues devraient appréhender le récent mouvement des Indigènes de la République. Comme le rappelait Abdelmalek Sayad :
«C’est une chose connue : la dérision est l’arme des faibles ; elle est une arme passive, une arme de protection et de prévention. Technique bien connue de tous les dominés et relativement courante dans toutes les situations de domination : «Nous, les Nègres...» ; «Nous les Khourouto ...» (pour dire «Nous les Arabes...») ; «Nous les nanas...» ; «Nous les gens du peuple...» ; «Nous les culs-terreux», etc. (...). La sociologie noire américaine, la sociologie coloniale enseignent qu’en règle générale une des formes de révolte et sans doute la première révolte contre la stigmatisation (...) consiste à revendiquer le stigmate, qui est ainsi constitué en emblème» [22].

Pierre Tévanian et Saïd Bouamama
19 octobre 2006
Pierre Tévanian : Enseignant, auteur de plusieurs ouvrages dont "Le voile médiatique : Un faux débat", Raisons d’agir, 2005.
Saïd Bouamama : Sociologue, auteur notamment de "Vers une nouvelle citoyenneté. Crise de la pensée laïque", La boîte de Pandore, 1991.

Source : Un racisme post-colonial, Extrait du livre collectif Culture post-coloniale, LMSI - Oumma - L'information alternative.

Bibliographie :
Colonialisme, Monde en question.
Crise sociale des banlieues, Monde en question.
Immigration, Monde en question.
Inégalités & Précarité, Monde en question.


[1] Y. Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la cinquième République, Seuil 1999.
[2] G. Noiriel, Le creuset français, Seuil, 1988 et La tyrannie du national, Calmann-Lévy, 1991.
[3] A. Memmi, Le racisme, Folio actuels, 1999.
[4] S. M. Barkat, Le corps d’exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, Editions Amsterdam, 2005.
[5] N. Bancel, P. Blanchard, De l’indigène à l’immigré, Découvertes Gallimard, 1999.
[6] P. Tévanian, «Le corps d’exception et ses métamorphoses», Quasimodo, n°9, été 2005, LMSI Première partie - Deuxième partie.
[7] V. de Rudder (dir.), L’inégalité raciste, PUF, 2000.
[8] C. Delphy, «Un mouvement, quel mouvement ?», LMSI.
[9] A. Sayad, «La» faute» de l’absence», L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck Université, Paris-Bruxelles, 1997.
[10] K. Marx, Le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte, Éd. Mille et une nuits, 1997.
[11] A. Memmi, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Corréa, 1957.
[12] R. Hoggart, La culture du pauvre, Editions de Minuit, 1970.
[13] E. Savarèse, Histoire coloniale et immigration, Séguier, 2000. A. Sayad, «Qu’est ce qu’un immigré ?» , L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, op. cit., 1997.
[14] S. M. Barkat, Le corps d’exception, op. cit., 2005.
[15] S. Bouamama, Dix ans de marche des beurs, Desclée de Brouwer, 1994.
[16] F. Athané, «Ne laissons pas punir les pauvres», LMSI.
[17] P. Tévanian, Le ministère de la peur, LMSI (6 parties).
[18] N. Guénif-Souilamas et E. Macé, op. cit. et C. Delphy, «Antisexisme ou antiracisme : un faux dilemme», Nouvelles questions féministes, Volume 25, n°1, «Sexisme et racisme», janvier 2006.
[19] Deux exemples particulièrement caricaturaux : Fadela Amara et Philippe Val. La première, réagissant dans une tribune de Libération à l’Appel des indigènes de la République, objecte aux signataires de cet appel que «la guerre d’indépendance algérienne n’est pas l’équivalent de la Shoah», car «le programme de l’Algérie française, ce n’était pas l’extermination totale d’une population.». Ce type d’énoncés pose le problème suivant : ils sont absolument incontestables, mais leur énonciation est totalement insensée précisément parce que l’énoncé est incontestable et incontesté. En l’occurrence, nulle part dans l’appel des indigènes de la République - et pas davantage dans les discours périphériques tenus par lesdits «indigènes» - ne figure une mise en équivalence entre la colonisation et la Shoah. Quel sens cela a-t-il dès lors de le leur reprocher, sinon celui de les disqualifier par n’importe quel moyen, de manière à ne pas avoir à répondre à leurs véritables analyses et leurs véritables demandes ? Quel sens cela a-t-il de souligner cette différence inconstestable et incontestée entre la colonisation et la Shoah, sinon celui de relativiser à tout prix la gravité de la colonisation ? Quant à Philippe Val, il va plus loin encore, et pratique la diabolisation sur un mode presque infantile, en faisant de ses adversaires de véritables «méchants» : «Les Indigènes de la République voudraient mettre sur le même plan la colonisation, l’esclavage et la Shoah, afin, non pas tant de valoriser les drames qu’ont vécus leurs aïeux, mais de relativiser la Shoah.». Il suffit là encore de lire les productions des Indigènes de la république pour mesurer le caractère insensé et odieux d’une telle affirmation. Nous sommes même dans la diffamation au sens juridique du terme, dans la mesure où le propos est non seulement infâmant et mensonger, mais aussi animé par une évidente «mauvaise foi» et une non moins évidente «intention de nuire».
[20] A. Héricord, S. Khiari, L. Lévy, «Indigènes de la République : réponses à quelques objections», LMSI.
[21] C. Guillaumin, «Les effets théoriques de la colère des opprimés» , Sexe, race et pratique du pouvoir, Editions des Femmes, 1992.
[22] A. Sayad, «Le mode de génération des générations immigrées» , Migrants-Formation, n° 98, septembre 1994.

15 octobre 2006

Cinq difficultés pour écrire la vérité

Qui se propose aujourd'hui d'engager la lutte contre le mensonge et l'ignorance et d'écrire la vérité doit venir à bout d'au moins cinq difficultés. Il faut avoir le courage d'écrire la vérité, quand elle est partout étouffée ; l'intelligence de la reconnaître, quand elle est partout dissimulée ; l'art d'en faire une arme maniable, assez de discernement pour choisir ceux entre les mains de qui elle devient efficace ; et de ruse pour la diffuser parmi eux. Pour ceux qui écrivent sous le fascisme, ces difficultés sont particulièrement grandes, mais elles existent aussi pour ceux qui ont été chassés ou se sont enfuis, et même pour ceux qui écrivent dans les pays de liberté bourgeoise.   

1. Le courage d'écrire la vérité

Il peut sembler aller de soi que l'écrivain écrive la vérité, en ce sens qu'il ne doit pas la taire, ni l'étouffer, ni rien écrire de faux. Qu'il ne doit pas plier devant les puissants, ni tromper les faibles. Mais, naturellement, il est très difficile de ne pas plier devant les puissants, et très avantageux de tromper les faibles. Déplaire aux possédants, c'est renoncer à posséder soi-même. Renoncer au salaire pour un travail qu'on a fourni, c'est renoncer à la limite au travail lui-même ; et refuser la gloire que vous font les puissants, c'est souvent renoncer à toute espèce de gloire. Il faut pour cela du courage.

Les époques d'extrême oppression sont généralement des époques où il est beaucoup question de grandeur et d'idéal. Parler à de telles époques de choses aussi basses et mesquines que la nourriture et le logement des travailleurs, alors qu'il est fait un tel battage autour de l'esprit de sacrifice comme vertu première, cela exige du courage. Au moment où les paysans sont abreuvés de belles paroles et couverts de décorations, il faut, pour parler des machines et des fourrages bon marché qui allégeraient leur travail tant honoré, du courage. Quand on crie partout sur les ondes qu'un homme sans savoir et sans culture vaut mieux qu'un homme savant, il faut du courage pour demander : mieux pour qui ? Quand on parle de belles races et de races dégénérées, il faut du courage pour demander si par hasard la faim, l'ignorance, et la guerre ne produiraient pas de terribles malformations. Du courage, il n'en faut pas moins pour dire la vérité sur soi-même, lorsqu'on est vaincu. Il y en a beaucoup qui, sous l'effet des persécutions, perdent la faculté de reconnaître leurs fautes. Etre persécuté leur semble être le mal absolu. Les méchants, ce sont les persécuteurs, puisqu'ils persécutent ; eux, qui sont persécutés, ne peuvent l'être que pour leur bonté. Cette bonté, pourtant, a bien été battue, vaincue, réduite à l'impuissance ; c'était donc une bonté faible, une bonté inconsistante, sur qui on ne pouvait compter, une mauvaise bonté : on ne voit pas en effet pourquoi on accepterait que la bonté soit faible comme on accepte que la pluie soit humide. Il faut avoir le courage de dire que les bons ont été vaincus non parce qu'ils étaient bons, mais parce qu'ils étaient faibles.

Bien sur, il faut écrire la vérité, mais la vérité en lutte contre le mensonge ; et il ne faut pas en faire une généralité vague, sublime et à multiples sens ; cette généralité vague, sublime et à multiples sens est précisément le propre du mensonge, Lorsqu'on dit de quelqu'un qu'il a dit la vérité, c'est que certains, ou beaucoup, ou un seul, ont commencé par dire des généralités vagues, ou carrément un mensonge, mais que lui a dit la vérité, c'est-à-dire quelque chose de pratique, de concret, d'irréfutable, la chose même dont il fallait parler.Ce n'est pas du courage que de se lamenter en termes généraux sur la méchanceté du monde et le triomphe de la bassesse, quand on écrit dans une partie du monde où il est encore permis de le faire. Beaucoup font les braves comme si des canons étaient braqués sur eux, alors que ce ne sont que des jumelles de théâtre. Ils lancent leurs proclama· tions générales dans un monde où l'on aime les gens inoffensifs. Ils réclament une justice universelle, pour laquelle ils n'ont jamais rien fait auparavant, et la liberté universelle de recevoir leur part d'un gâteau qu'on les a longtemps lais· sé partager. Ils ne reconnaissent comme vérité que ce qui sonne bien. Si la vérité consiste en faits, en chiffres, en données sèches et nues, si elle exige pour être trouvée de la peine et de l'étude, alors ils n'y reconnaissent plus la vérité, parce que ça ne les exalte pas. D'écrivains qui disent la vérité, ils n'ont que l'extérieur, les gestes. Le malheur avec eux, c'est qu'ils ne savent pas la vérité.

2. l'intelligence de reconnaître la vérité

Comme il est difficile d'écrire la vérité, parce qu'elle est partout étouffée, écrire ou non la vérité apparaît à la plupart comme une question morale. Ils croient qu'il suffit pour cela de courage. Ils oublient la seconde difficulté, celle qu'il y a à trouver la vérité. Non, il n'est pas du tout vrai qu'il soit facile de trouver la vérité.

Il n'est déjà pas facile, tout d'abord, de déterminer quelle vérité vaut la peine d'être dite. C'est ainsi qu'en ce moment, par exemple, tous les grands Etats civilisés sombrent l'un après l'autre dans la barbarie. De plus, chacun sait que la guerre intérieure, qui se mène avec les moyens les plus effroyables, peut chaque jour se transformer en guerre extérieure, qui ne laissera de notre partie du monde qu'un amas de ruines. Voilà à n'en pas douter une vérité, mais il existe naturellement bien d'autres vérités. Ce n'est pas une contrevérité, par exemple, de dire que les chaises ont une partie faite pour qu'on s'assoie dessus, et que la pluie tombe de haut en bas. Il y a beaucoup d'écrivains qui disent des vérités de ce genre-là. Ils font penser à des peintres qui couvriraient de natures mortes les parois d'un navire en perdition. Pour eux, la première difficulté que nous avons signalée ne vaut pas, et ils n'en ont pas moins bonne conscience. Ils barbouillent leurs images sans se laisser troubler par les puissants, mais sans se laisser troubler non plus par les cris de leurs victimes. L'absurdité de leur façon d'agir engendre en eux-mêmes un pessimisme "profond", qu'ils monnayent convenablement, et que d'autre auraient de meilleures raisons d'éprouver, à la vue de ces maîtres et de la manière dont ils vendent leurs sentiments. On reconnaîtra par là sans peine que leurs vérités sont du même ordre que celles sur les chaises ou la pluie, mais d'ordinaire elles sonnent différemment, comme des vérités portant sur des choses importantes. Aussi bien est-ce le propre de la création artistique que de conférer de l'importance aux choses dont elle parle.

Il faut y regarder de plus près pour s'apercevoir qu'ils ne disent rien d'autre que : "Une chaise est une chaise", et : "personne ne peut rien contre le fait que la pluie tombe de haut en bas." Ces gens ne trouvent pas la vérité qu'il vaut la peine de dire. D'autres s'occupent vraiment, eux, des tâches les plus urgentes. Ils craignent les puissants et ne craignent pas la pauvreté, mais n'arrivent pas, cependant, à trouver la vérité. C'est qu'ils manquent de connaissances. Ils sont pleins de vieilles superstitions, de préjugés vénérables et que les temps anciens ont souvent revêtus d'une belle apparence. Pour eux, le monde est trop embrouillé, ils ne connaissent pas les faits et n'aperçoivent pas les liaisons entre ces faits. Il ne suffit pas de la droiture. il faut des connaissances susceptibles d'être acquises et des méthodes susceptibles d'être apprises. En ces temps de complications et de grands bouleversements, les écrivains ont besoin de connaître la dialectique ma.térialiste, l'économie et l'histoire. Cette connaissance peut s'acquérir par les livres et par une initiation pratique, pour peu qu'on s'y applique. Il ya beaucoup de vérités qu'on peut découvrir de manière plus simple, des fragments de la vérité ou des données qui conduisent à la découvrir. Quand on a la volonté de chercher, il est bon d'avoir une méthode, mais on peut aussi trouver sans méthode, et même sans chercher. Cependant, en procédant ainsi, au hasard, on ne peut guère atteindre à une représentation de la vérité telle que sur la base de cette représentation les hommes sachent comment agir. Des gens qui n'enregistrent que de petits faits ne sont pas en mesure de rendre maniables les choses de ce monde. Or, c'est bien à quoi sert la vérité, et à rien d'autre. Ces gens ne sont pas à la hauteur de l'exigence de vérité. Si quelqu'un est prêt à écrire la vérité, et capable de la reconnaître, trois difficultés l'attendent encore.

3. L'art de faire de la vérité une arme maniable

S'il faut dire la vérité, c'est en raison des conséquences qui en découlent pour la conduite dans la vie. Comme exemple de vérité dont on ne peut tirer aucune conséquence, ou seulement des conséquences fausses, nous pouvons prendre l'idée très répandue selon laquelle le régime barbare qui règne dans certains pays provient de la barbarie. D'après cette conception, le fascisme est un déferlement de la barbarie qui s'est abattue sur ces pays avec la violence d'un élément naturel.

D'après cette conception, le fascisme serait une troisième voie, une voie nouvelle entre le capitalisme et le socialisme, ou dépassant l'un et l'autre ; d'après elle, non seulement le mouvement socialiste, mais aussi le capitalisme auraient pu continuer à exister sans le fascisme, et ainsi de suite. C'est là évidemment la thèse fasciste, une capitulation devant le fascisme. Le fascisme est une phase historique dans laquelle est entré le capitalisme ; c'est-à-dire qu'il est à la fois quelque chose de neuf et quelque chose d'ancien. Dans les pays fascistes, le capitalisme n'existe plus que comme fascisme, et le fascisme ne peut être combattu que comme la forme la plus éhontée, la plus impudente, la plus oppressive, la plus menteuse du capitalisme.
Dès lors, comment dire la vérité sur le fascisme, dont on se déclare l'adversaire, si l'on ne veut rien dire contre le capitalisme, qui l'engendre ?
Comment une telle vérité pourrait-elle revêtir une portée pratique ? Ceux qui sont contre le fascisme sans être contre le capitalisme, qui se lamentent sur la barbarie issue de la barbarie, ressemblent à ces gens qui veulent manger leur part du rôti de veau, mais ne veulent pas qu'on tue le veau. Ils veulent bien manger du veau, mais ils ne veulent pas voir le sang. Il leur suffirait, pour être apaisés, que le boucher se lave les mains avant de servir la viande. Ils ne sont pas contre les rapports de propriété qui engendrent la barbarie, ils sont seulement contre la barbarie. Ils élèvent leur voix contre la barbarie dans des pays où règnent les mêmes rapports de propriété, mais où les bouchers se lavent les mains avant de servir la viande.

Récriminer bien haut contre des mesures barbares peut avoir de l'effet provisoirement, tant que ceux qui vous écoutent s'imaginent que ces mesures sont impensables dans leur propre pays. Certains pays sont encore à même de maintenir leurs rapports de propriété par des moyens moins violents. La démocratie leur rend encore les services pour lesquels d'autres doivent faire appel à la violence, à savoir : garantir la propriété privée des moyens de production. Le monopole des usines, des mines, des biens fonciers engendre partout un régime de barbarie ; mais il est plus ou moins visible. La barbarie ne devient visible que lorsque le monopole ne peut plus être protégé que par la dictature ouverte.

Certains pays qui n'ont pas encore besoin de renoncer, à cause de la barbarie des monopoles, aux garanties formelles de l'Etat libéral, ainsi qu'à des agréments tels que l'art, la littérature,la philosophie, prêtent une oreille complaisante aux réfugiés qui accusent leur pays d'origine de renoncer à ces agréments, car ils en tireront avantage dans les guerres qui s'annoncent. Peut-on vraiment dire que c'est reconnaître la vérité que d'exiger bruyamment un combat inexpiable contre l'Allemagne, parce que c'est elle "le vrai berceau du Mal à notre époque, la filiale de l'Enfer, le séjour de l'Antéchrist" ? Disons plutôt qu'il s'agit là de gens stupides, impuissants et nuisibles. Car la conclusion de cette phraséologie est que le pays en question doit être rayé de la carte. Tout le pays, avec tous ses habitants, car les gaz toxiques ne font pas le tri, lorsqu'ils tuent, entre les innocents et les coupables.

L'homme superficiel qui ne connaît pas la vérité s'exprime en termes élevés, généraux et vagues. Il discourt sur les Allemands, se lamente sur le Mal, et en mettant les choses au mieux, le lecteur ne sait jamais ce qu'il doit faire. Doit-il décider de n'être plus Allemand ? L'enfer disparaîtra-t-il si lui au moins est un juste ? Les discours sur la barbarie qui vient de la barbarie sont de la même espèce. Si la barbarie vient de la barbarie, elle cesse avec la moralité, qui vient de la culture et de l'éducation. Tout cela dit en termes très généraux, et non en vue des conséquences à en tirer pour l'action ; un discours qui au fond ne s'adresse à personne.

De telles considérations ne montrent que quelques maillons dans l'enchaînement des causes et ne présentent que certaines forces motrices, et comme des forces impossibles à contrôler, à dominer. De telles considérations renferment une grande obscurité, qui dissimule les forces d'où sortent les catastrophes. Un peu de lumière, et on verra apparaître des hommes comme causes des catastrophes ! Car nous vivons en un temps ou le destin de l'homme est l'homme lui-même.

Le fascisme n'est pas une calamité naturelle qui pourrait se comprendre à partir d'une autre nature, la nature humaine. Or, il y a des descriptions de calamités naturelles qui sont dignes de l'homme, parce qu'elles font appel à ses vertus combatives.

Dans beaucoup de revues américaines, on a pu voir, après le tremblement de terre qui avait détruit Yokohama, des photos représentant des décombres. La légende au bas disait :
Steel stood (l'acier a tenu) ; et de fait, après n'avoir vu au premier coup d'oeil que des ruines, on découvrait, alerté par cette inscription, que quelques grands immeubles étaient restés debout. Parmi toutes les descriptions que l'on peut donner d'un tremblement de terre, celles des ingénieurs du bâtiment sont d'une importance exceptionnelle, parce qu'elles tiennent compte des glissements de terrain, de la violence des secousses, de la chaleur dégagée, etc., ce qui permet d'envisager des constructions qui résistent aux tremblements de terre. Quand on veut décrire le fascisme et la guerre, ces catastrophes majeures, qui ne sont pas des catastrophes naturelles, il faut dégager une vérité dont on puisse faire quelque chose. Il faut montrer que ce sont là des catastrophes réservées par les possesseurs de moyens de production à la masse énorme de ceux qui travaillent sans moyens de production à eux. Si l'on veut écrire, sur un état de choses mauvais, une vérité efficace, il faut l'écrire de façon telle qu'on puisse reconnaître ses causes et les reconnaître comme évitables. Si elles sont reconnues comme évitables, l'état de choses mauvais peut être combattu.

4. Le discernement pour choisir ceux entre les mains de qui la vérité devient efficace

Les usages séculaires du commerce de la chose écrite sur le marché des idées et des représentations descriptives, en ôtant à l'écrivain tout souci de ce qu'il advient de ses écrits, lui ont donné l'impression que l'intermédiaire, client ou commanditaire, les transmettait à tout le monde. Il pensait : je parle, et m'entendent tous ceux qui veulent bien m'entendre. En réalité, il parlait, et l'écoutaient ceux qui pouvaient payer. Ce qu'il disait n'était pas entendu de tous, et ceux qui l'entendaient ne voulaient pas tout entendre. C'est une question sur laquelle il s'est dit déjà beaucoup de choses, mais pas encore assez ; je me bornerai à souligner qu'écrire pour quelqu'un est devenu écrire tout court. Or on ne peut comme cela écrire la vérité, sans plus ;· il faut absolument l'écrire pour quelqu'un, quelqu'un qui peut en faire quelque chose. Connaître la vérité, c'est un processus commun aux écrivains et aux lecteurs. Pour dire de bonnes choses, il faut bien entendre, et entendre de bonnes choses. La vérité doit être pesée, calculée par celui qui la dit, et pesée par celui qui l'entend. Il nous importe beaucoup, à nous écrivains, de savoir à qui nous la disons et qui nous la dit.

Nous devons dire la vérité sur un état de choses mauvais à ceux pour qui il est le plus mauvais, et c'est d'eux que nous devons l'apprendre. Il ne faut pas s'adresser seulement à des gens d'une certaine opinion, mais aussi à des gens auxquels il conviendrait qu'ils aient cette opinion, en raison de leur situation. Et puis, vos auditeurs ne cessent de se transformer ! Même avec les bourreaux on peut causer, s'ils ne touchent plus la prime pour chaque pendaison, ou si le métier devient trop dangereux. Les paysans bavarois étaient contre tout bouleversement social, mais lorsque la guerre eut duré assez longtemps et que les jeunes revinrent au foyer et ne trouvèrent plus de place dans les fermes, alors on a pu les gagner à la révolution.

Il importe beaucoup pour les écrivains de trouver l'accent de la vérité. D'ordinaire, les accents qu'on entend sont douceâtres, geignards, on dirait des gens qui ne veulent pas faire de mal à une mouche. Entendre ces accents là quand on est dans la misère, c'est devenir encore plus misérable. C'est le ton de gens qui ne sont sans doute pas des ennemis, mais non plus, à coup sur, des compagnons de lutte. La vérité est militante, guerrière, elle ne combat pas seulement le mensonge, mais aussi certains hommes qui le répandent.

5. La ruse pour répandre la vérité parmi le grand nombre

Beaucoup, fiers d'avoir le courage de dire la vérité, heureux de l'avoir trouvée, fatigués peut-être par la peine que leur a coûté le fait de la mettre en forme maniable, attendant avec impatience que s'en saisissent ceux dont ils défendent les intérêts, n'estiment pas nécessaire d'user par-dessus le marché de ruses particulières pour sa diffusion. Et c'est ainsi qu'ils perdent souvent tout le fruit de leur travail. En tous temps, on a usé de ruse pour répandre la vérité, lorsqu'elle était étouffée ou cachée. Confucius falsifia un vieil almanach patriotique. Il se contentait de changer des mots. Là ou il y avait : "Le seigneur de Kun fit mettre à mort le philosophe Wan parce qu'il avait dit ceci et cela ... ", il remplaçait "mettre à mort" par "assassiner". Disait-on que le tyran Untel avait été victime d'un attentat, il mettait : "avait été exécuté". Ce faisant, Confucius ouvrit la voie à une vue nouvelle de l'Histoire.

A notre époque, mettre au lieu de "peuple" la "population" et au lieu de "sol" "propriété terrienne", c'est déjà retirer son soutien à bien des mensonges. C'est retirer aux mots leur auréole mystique et frelatée. Le mot "peuple" implique une certaine unité, évoque des intérêts communs ; il ne devrait donc être employé que lorsqu'il est question de plusieurs peuples, car c'est au mieux dans ce cas qu'une quelconque communauté d'intérêts peut se concevoir. La population d'un territoire a des intérêts divers, voire antagonistes, et c'est là une vérité constamment étouffée. De même, parler de sol et faire des champs une peinture qui parle aux yeux : par la couleur et à l'odorat par les senteurs de la terre, c'est apporter son appui aux mensonges des puissants. Car ce qui est en question n'est pas la fécondité du sol, ni l'amour que l'homme lui porte, ni l'ardeur au travail, mais essentiellement le prix du blé et le salaire du travail. Ceux qui tirent profit du sol ne sont pas ceux qui en tirent du blé, et le parfum de la glèbe est inconnu à la Bourse ; elle préfère d'autres parfums. Tandis que "propriété terrienne" est le mot juste ; il se prête moins à l'illusion. A la place de "discipline", là ou règne l'oppression, il faudrait dire "obéissance", car il peut y avoir discipline sans oppression et le mot a par là même plus de dignité qu'obéissance. Et à la place d'honneur il serait préférable de mettre "dignité humaine" : l'individu ne sort pas aussi facilement du champ de vision. On sait tout de même quelle canaille se permet de vouloir défendre l'honneur d'un peuple ! Et avec quelle profusiop les gens repus distribuent de l'honneur à ceux qui les nourrissent tout en souffrant eux-mêmes de la faim. La ruse de Confucius peut encore servir de nos jours. Confucius remplaçait des appréciations injustifiées sur des événements de l'histoire nationale par des appréciations justifiées. L'Anglais Thomas More décrivit dans son Utopie un pays où règne un état de choses juste, et c'était un tout autre pays que celui où il vivait, mais il lui ressemblait comme deux gouttes d'eau, à l'état de choses près !

Lénine, menacé par la police tsariste, voulait dépeindre l'exploitation et l'oppression de l'île de Sakhaline par la bourgeoisie russe. Il mit la Corée à la place de Sakhaline et le Japon à la place de la Russie. Les méthodes de la bourgeoisie japonaise rappelèrent à tous les lecteurs celles de la bourgeoisie russe à Sakhaline, mais le texte ne fut pas interdit parce que le Japon était ennemi de la Russie. Ainsi beaucoup de choses qu'on ne peut pas dire en Allemagne sur l'Allemagne, on peut les dire en Autriche.

Il y a bien des ruses pour berner l'Etat soupçonneux. Voltaire combattit la croyance de l'Eglise aux miracles en écrivant un poème galant sur la Pucelle d'Orléans. Il décrivit les miracles que Jeanne dut en effet accomplir, selon toute vraisemblance, pour demeurer vierge au milieu d'une armée, d'une cour et de moines. Par l'élégance de son style, en décrivant des aventures érotiques dans le cadre luxueux et luxurieux de la vie des puissants, il amenait subrepticement ceux-ci à sacrifier une religion qui leur fournissait les moyens de mener cette vie dissolue. Mieux, il se donna ainsi la possibilité de faire parvenir ses oeuvres par des voies illicites à leurs destinataires naturels. Ceux d'entre ses lecteurs qui étaient des puissants en facilitèrent ou pour le moins en tolérèrent la diffusion. Ils sacrifièrent ainsi la police, qui protégeait leurs plaisirs. Le grand Lucrèce, lui, souligne expressément qu'il compte beaucoup, pour la propagation de l'athéisme épicurien, sur la beauté de ses vers.

De fait, un haut niveau littéraire peut servir d'enveloppe protectrice à une idée. Mais il est de fait aussi qu'il éveille souvent les soupçons. Il peut être alors indiqué de le rabaisser intentionnellement. C'est le cas par exemple lorsque dans la forme méprisée du roman policier, on glisse en contrebande en quelques endroits, sans éveiller l'attention, des descriptions de maux sociaux.

De telles descriptions suffiraient à justifier l'existence d'un roman policier. Pour des considérations bien moindres, le grand Shakespeare abaissa ce niveau lorsque, volontairement, il fit parler sans éclat la mère de Coriolan au moment où elle va à la rencontre de son fils qui marche avec son armée contre sa ville natale : il voulait que Coriolan ne soit pas détourné de son plan pour des raisons valables ou par un mouvement profond, mais par une sorte de paresse qui le fait retourner à ses habitudes de jeunesse. Chez le même Shakespeare, on trouve un modèle de vérité répandue par la ruse : le discours funèbre de Marc-Antoine devant la dépouille de César. Il ne se lasse pas de répéter que le meurtrier de César, Brutus, était un homme honorable, mais en même temps il décrit le meurtre, et l'évocation de cet acte est plus impressionnante que celle de l'auteur du meurtre ; l'orateur laisse ainsi aux faits le soin de vaincre pour lui, il leur confere une plus grande éloquence qu'à "lui-même". Un poète égyptien, qui vivait il y a quatre mille ans, a usé d'une méthode identique. C'était une époque de grandes luttes de classes. La classe jusque-là dominante se défendait à grand-peine contre son grand antagoniste, la partie jusque-là serve de la population. Dans le poème, on voit un sage paraître à la cour du pharaon et appeler à la lutte contre les ennemis de l'intérieur. Il décrit longuement et de façon prenante le désordre qui est résulté du soulèvement des couches inférieures.
Voici ce que cela donne :

  • Or donc : les grands sont pleins de lamentations et les petits de joie. Chaque ville dit : chassons les puissants d'entre nous tous.
  • Or donc : les chambres des scribes sont ouvertes, et les listes emportées ; les serfs deviennent les maîtres.
  • Or donc : on ne reconnaît plus le fils du maître respecté ; l'enfant de la maîtresse est devenu le fils de la servante.
  • Or donc : on a attelé les riches aux meules ; ceux qui n'avaient jamais vu la lumière sont sortis au jour.
  • Or donc : l'ébène des cassettes de sacrifice a été brisée ; on débite à la hache le santal merveilleux pour en faire des lits.
  • Voyez : la résidence s'est écroulée en une heure.
  • Voyez : les pauvres sont devenus riches. Voyez, celui qui n'avait pas de pain possède maintenant une grange, et ce dont son grenier est pourvu, c'est le bien pris sur un autre.
  • Voyez : l'homme se sent bien de manger sa nourriture.
  • Voyez : celui qui n'avait pas de blé possède maintenant des granges ; celui qui comptait sur les distributions gratuites de blé en distribue maintenant lui-même.
  • Voyez : celui qui n'avait pas une paire de boeufs sous le joug possède maintenant des troupeaux, celui qui ne pouvait se procurer de bêtes de trait possède maintenant du bétail en grand nombre.
  • Voyez : celui qui ne pouvait se bâtir une chambre possède à présent quatre murs.
  • Voyez : les conseillers cherchent refuge dans les silos à grain, et celui qui avait à peine le droit de se reposer sur les murs possède maintenant un lit.
  • Voyez : celui qui ne pouvait se construire une barque possède à présent des navires, et le propriétaire jette un regard vers eux, mais ils ne sont plus à lui.
  • Voyez : ceux qui avaient des habits vont maintenant en loques, celui qui tissait pour les autres est vêtu à présent de lin. Le riche a soif dans son sommeil ; et celui qui lui demandait la lie de ses outres possède à présent des caves de cervoise.
  • Voyez : celui qui n'entendait rien au jeu de la harpe possède maintenant une harpe, celui devant qui on ne chantait jamais célèbre à présent la musique.
  • Voyez : celui qui par dénuement dormait sans femme trouve à présent des dames, et celle qui se regardait dans l'eau possède à présent un miroir.
  • Voyez : les puissants du pays errent sans trouver d'occupation, on ne donne plus aux grands de nouvelles sur rien. Celui qui était messager en envoie maintenant lui-même.
  • Voyez : voilà cinq hommes envoyés par leurs maîtres, et qui disent : faites maintenant vous-mêmes le chemin ; nous, nous sommes arrivés.

Il saute aux yeux qu'il s'agit là de l'évocation d'un désordre qui doit apparaître aux opprimés comme un état hautement désirable. Cependant, le poète se laisse difficilement saisir. Il condamne explicitement cet état de choses, mais il le condamne mal...

Jonathan Swift proposa dans une brochure, pour que le pays devienne prospère, qu'on sale les enfants des pauvres, qu'on les mette en conserve et qu'on les vende comme de la viande. Il alignait des calculs précis qui démontraient qu'on peut faire beaucoup d'économies quand on ne recule pas devant les moyens.
Swift faisait la bête. Il avait l'air de défendre une façon de penser bien définie, qui lui était odieuse, avec beaucoup de conviction et de sérieux, dans une question où son ignominie apparaissait à l'évidence à n'importe qui. N'importe qui pouvait être plus avisé, ou en tout cas plus humain que Swift, surtout celui qui jusque-là n'examinait pas les idées sous l'angle de leurs conséquences.

La propagande pour la pensée, en quelque domaine qu'elle se fasse, est utile aux opprimés. Une telle propagande est très nécessaire. Car la pensée passe dans les régimes d'exploitation pour une occupation basse.

Ce qui passe pour bas, c'est ce qui est utile à ceux qui sont maintenus en bas de l'échelle. Sont tenus pour bas : le souci constant de manger à sa faim ; le dédain des honneurs qu'on fait miroiter à ceux qui défendent le pays où on les laisse mourir de faim ; le manque de foi dans le chef lorsqu'il vous conduit à l'abîme ; le manque de goût au travail quand il ne nourrit pas son homme ; la révolte contre l'obligation de se comporter de façon absurde ; l'indifférence à la famille lorsqu'il ne servirait à rien de s'y intéresser. Les affamés sont accusés du péché de gourmandise ; ceux qui n'ont rien à défendre, de lâcheté ; ceux qui doutent de leurs oppresseurs, de douter de leur propre force ; ceux qui veulent être payés de leur travail, de paresse, et ainsi de suite. Sous de tels régimes, la pensée est tenue généralement pour quelque chose de vil, elle a mauvaise réputation. On ne l'enseigne plus nulle part, et dès qu'elle apparaît, on la persécute. Mais il reste toujours des domaines où l'on peut impunément faire allusion aux réussites de la pensée : ce sont ceux où la dictature a besoin d'elle. C'est ainsi, par exemple, qu'on peut exposer les réussites de la pensée dans la technique et l'art militaire. Une organisation permettant de faire durer les stocks de laine et d'inventer des textiles synthétiques exige de la pensée. La détérioration des denrées alimentaires, la préparation de la jeunesse à la guerre, voilà qui exige de la pensée, et c'est une chose que l'on peut exposer. L'éloge de la guerre, but irréfléchi de cette pensée, peut être astucieusement évité, ainsi la pensée, qui part de la question du meilleur moyen pour faire la guerre, peut amener à se demander si cette guerre a un sens, et s'appliquer à la question du meilleur moyen d'éviter une guerre absurde.
Naturellement, cette question est difficile à poser publiquement. Est-ce que la pensée qu'on a propagée peut être exploitée, c'est-à-dire présentée de façon telle qu'elle ait prise sur les événements ? Elle peut l'être.

Pour qu'en un temps comme le nôtre, l'oppression, qui sert à l'exploitation d'une partie (majoritaire) de la population par une autre partie (minoritaire), demeure possible, il y faut une certaine attitude fondamentale de la population, qui doit s'étendre à tous les domaines de l'existence. Une découverte en biologie, comme celle de Darwin, a pu tout d'un coup constituer un danger pour l'exploitation ; pourtant l'Eglise fut longtemps la seule à s'en préoccuper, la police ne s'apercevait encore de rien. Ces dernières années, les recherches des physiciens ont abouti à des conséquences dans le domaine de la logique qui ont pu devenir dangereuses pour toute une série d'articles de foi sur lesquels reposait l'exploitation. Le philosophe d'Etat prussien Hegel, occupé à de difficiles recherches logiques, livra à Marx et Lénine, les classiques de la Révolution, des méthodes de pensée d'une valeur inestimable. Le développement des sciences s'accomplit avec cohérence, mais selon un rythme inégal, et l'Etat n'est pas en mesure de tout suivre et de tout surveiller. Les champions de la vérité peuvent se choisir des emplacements de combat relativement à l'abri des regards. Ce qui importe avant tout, c'est qu'une pensée juste soit enseignée, à savoir une pensée qui interroge les choses et les événements pour en dégager l'aspect qui change et que l'on peut changer.

Les puissants éprouvent une vive aversion contre les grands changements. Ils aimeraient bien que tout reste en l'état, mille ans si possible. Si seulement la lune restait sur place, si seulement le soleil arrêtait sa course ! Personne n'aurait plus faim et ne voudrait plus dîner. Quand ils ont tiré au fusil, l'adversaire ne devrait plus tirer lui-même, leur coup devrait être le dernier. Une vision des choses qui en dégage particulièrement l'aspect transitoire est un bon moyen d'encourager les opprimés. De même, dans l'idée qu'en chaque chose, chaque état, s'annonce et grandit une contradiction, il y a quelque chose à opposer aux vainqueurs, qui permet de leur résister. Une telle vision du monde (la dialectique, ou la doctrine de l'écoulement perpétuel des choses), on peut s'y exercer dans l'analyse d'objets qui échappent temporairement aux puissants. On peut l'appliquer à la biologie ou à la chimie. On peut s'y exercer aussi dans la peinture des destinées d'une famille, sans trop se faire remarquer. L'idée que chaque chose est dépendante de beaucoup d'autres, elles-mêmes en constant changement, est une idée dangereuse pour les dictatures, et elle peut se présenter sous bien des formes, sans donner prise à l'intervention de la police. Une description complète de toutes les circonstances, de tous les processus dans lesquels se trouve pris un homme qui ouvre un débit de tabac, peut être un rude coup porté à la dictature. Les gouvernements qui mènent les masses à la misère doivent absolument éviter que dans la misère on pense au gouvernement. Ils parlent beaucoup de destin. C'est lui, et non pas eux, qui serait responsable de la pénurie. Qui se mêle de rechercher la cause de la pénurie est arrêté avant même d'avoir pu atteindre le gouvernement. Mais il est possible en général de parer à la phraséologie du destin ; on peut montrer que le destin de l'homme lui est réservé par d'autres hommes.

Cela à son tour peut se faire de multiples façons. On peut par exemple raconter l'histoire d'une ferme, mettons d'une ferme islandaise. On dit dans tout le village qu'un sort lui a été jeté. Une paysanne s'est précipitée dans le puits, un paysan s'est pendu. Un jour, on célèbre un mariage, le fils du paysan épouse une fille qui apporte en dot quelques arpents. Le sort s'éloigne du village. Le village n'est pas d'accord sur les causes de l'heureux dénouement. Les uns l'attribuent à la nature radieuse du jeune paysan, les autres aux arpents de terre de la jeune paysanne qui permettent enfin à la ferme de vivre. Même avec un poème qui évoque un paysage, on peut faire avancer les choses, pour autant qu'on incorpore à la nature les choses créées par l'homme. Pour que la vérité se répande, il y faut de la ruse.

Résumé

La grande vérité de notre temps (qu'il ne sert pas encore à grand-chose de simplement connaître, mais sans la connaissance de laquelle aucune autre vérité d'importance ne peut être trouvée), c'est que nos contrées sombrent dans la barbarie parce que la propriété privée des moyens de production est conservée de force. A quoi bon écrire quelque chose de courageux d'où il ressort que l'état dans lequel nous sombrons est un état barbare (ce qui est bien vrai), si l'on n'éclaire pas pourquoi nous y tombons ? Il faut dire que l'on torture parce que les rapports de propriété actuels entendent subsister. Certes, si nous disons cela, nous perdrons beaucoup d'amis, qui sont contre la torture, parce qu'ils croient qu'on pourrait conserver les rapports de propriété existants sans torture (ce qui n'est pas vrai).
Nous devons dire la vérité sur le régime barbare qui est celui de notre pays, afin que puisse être fait ce qui seul peut le faire disparaître, c'est-à-dire ce qui permet de changer les rapports de propriété.
Il nous faut la dire, d'autre part, à ceux qui souffrent le plus des rapports de propriété, qui sont le plus intéressés à leur abolition, les ouvriers, et à ceux que nous pouvons leur amener comme alliés parce que, même s'ils sont associés aux profits, ce sont des gens qui ne possèdent pas eux non plus de moyens de production.
Et cinquièmement nous devons procéder par ruse.

Et ces cinq difficultés, nous devons les résoudre en même temps, car nous ne pouvons pas étudier la vérité sur un régime de barbarie sans penser à ceux qui en souffrent, et pendant que, repoussant toujours toute velléité de lâcheté, nous recherchons les liaisons causales en pensant à ceux qui sont prêts à rendre leur connaissance utile, nous devons également penser à leur présenter la vérité de façon telle qu'elle puisse entre leurs mains être une arme, et en même temps de façon assez rusée pour que cette transmission échappe à la vigilance et à la riposte de l'ennemi. Exiger que l'écrivain écrive la vérité, c'est exiger tout cela.

Bertolt Brecht
1934
Source : Etudes marxistes n° 28, 01/02/1996.