27 octobre 2008

Conséquences économiques de la crise

SAPIR Jacques, Réflexions sur les conséquences de la crise et les tendances économiques à venir, Recherche en histoire visuelle. Extraits :

Il ne fait guère de doute que les économies d’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord vont connaître une récession profonde et de longue durée. Celle-ci découle à la fois des conséquences de la crise financière et bancaire, et en particulier des formes brutales que prend aujourd’hui la contraction du crédit, mais aussi et surtout du fait que le fondement de cette crise est constitué, comme on l’a soutenu ailleurs, par une crise du mode de croissance néolibéral. Dans ces conditions, il apparaît comme une évidence que la conjonction de ces deux dimensions va entraîner une contraction profonde de l’activité.

Celle-ci durera tant que n’émergera pas une autre dynamique de croissance. Aujourd’hui, même si les pays émergents sont moins touchés que les pays développés, et même si la crise devrait se traduire par un ralentissement de la croissance (de 11% à 9% en Chine, de 8% à 6% en Russie), l’effet de traction de ces pays ne saurait à lui seul tirer hors de la crise les pays développés. Il est donc inévitable que des restructurations profondes se mettent en place dans ces économies. Elles affecteront aussi les pays émergents et, progressivement, c’est une autre configuration de l’économie mondiale qui émergera.

Racines et profondeur de la récession dans les économies développées

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L'ensemble de ces éléments conduit à prévoir une récession importante ou «méchante» (nasty) selon Paul Krugman. Aux Etats-Unis, le PIB devrait reculer de 2% à 3% dès le 4e trimestre 2008 et ce pour une durée d'au moins 3 trimestres. L'effet se fera sentir d'abord au Mexique, et en particulier dans la zone frontalière des entreprises exportatrices mais aussi au Canada. C'est l'ensemble de la zone ALENA (ou NAFTA) qui devrait être en récession au début de 2009.

Dans la zone euro, la récession sera particulièrement sévère en Espagne et en Grande-Bretagne. Dans ce dernier pays, le PIB a déjà reculé de 0,5% dans le troisième trimestre, et le mouvement devrait s'amplifier durant l'hiver. L'effondrement des marchés de consommation de biens durables le montre. En dépit des mesures de soutien à l'économie, le PIB devrait reculer d'au moins 1,5%. L'Allemagne et la France vont aussi entrer en récession dès la fin de l'année 2008, et connaître le moment le plus difficile au début de 2009. L'effondrement des carnets de commandes dans l'industrie allemande est ici significatif. Le PIB pourrait reculer de 0,5% à 1%. L'Italie devrait connaître une baisse du PIB d'environ 1% à 1,5%. Les pays du Benelux seront aussi touchés, en particulier par la conjonction des récession allemandes et françaises.

Une récession de longue durée ?

Si la récession dans laquelle nous sommes entrés est appelée à être importante, on ne doit pas non plus en sous-estimer la durée. Contrairement aux affirmations fallacieuses de certains économistes "médiatiques" en 2007 ou au premier semestre de 2008, nous ne sommes pas dans un simple "cycle" économique. Cette crise est avant tout celle d'un modèle de croissance ou d'un mode d'accumulation qui s'est mis en place à partir des années 1980.

Contrairement au mode d'accumulation antérieur, il a été caractérisé par une capture presque totale des gains de productivité par les profits au détriment des salaires. Ceci a permis de développer les versements de dividendes aux actionnaires de manière considérable, et plus encore de développer les rendements des placements financiers. Ces derniers ont pu aussi progresser grâce à la déréglementation des opérations bancaires et financières qui a permis la mise en place de leviers de financement caractérisé par des rapports entre le capital initial et les fonds empruntés de 1 à 25 ou 30. Le recours à la titrisation des dettes a permis une dissémination du risque que l'on a confondu avec sa mutualisation. Elle a permis une baisse des taux d'intérêts rendant l'endettement d'autant plus facile et venant renforcer les pratiques d'effet de levier. La finance a fonctionné comme une trappe à valeur ajoutée. Dans un premier temps, ceci a conduit à de fortes hausses des prix des actifs, qu'ils soient mobiliers ou immobiliers.

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Devant l'ampleur de la crise qui monte au sein des économies développées, et qui devrait se traduire par une récession sévère pour au moins deux ans dans le meilleur des cas, le rétablissement de protections douanières est indispensable. C'est aujourd'hui le seul moyen pour éviter que la déflation salariale n'entraîne les économies développées de la récession vers la dépression. Il serait opportun que ces mesures s'inspirent des principes de protectionnisme social et écologique que l'on a développé antérieurement.

Le retour au protectionnisme est aussi indispensable pour que puisse se reconstruire un rapport de forces permettant une inversion de la tendance actuelle du partage de la valeur ajoutée et pour reconnecter la progression des salaires à celle des gains de la productivité.

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Le poids de l'endettement et ses conséquences

Si la crise actuelle va nécessairement accélérer le rééquilibrage économique perceptible depuis une décennie, elle va engendrer d'autres problèmes qui vont peser sur le contexte géoéconomique mondial. Le plus évident est indiscutablement celui de l'endettement. On a vu que le modèle néolibéral ne pouvait maintenir une croissance raisonnable (au-dessus de 2,5%) qu'au prix d'un endettement constant des ménages. En fait, les pays qui ont adopté ce modèle, que ce soit le Etats-Unis ou leurs clones européens ont atteint les limites absolues du modèle, ce qui explique la violence de la crise. Ils devront s'y résoudre, ou tenter de la combattre en accroissant fortement l'endettement public, au point de dépasser rapidement ici les pays qui avaient conservé le modèle européen traditionnel.

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Le retour de l'inflation comme condition de la croissance

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Il est très peu probable que l'épargne des pays émergents vienne acheter massivement ces nouvelles dettes émises par les pays développés. D'une part en raison de la montée, désormais inévitable, du protectionnisme qui réduira l'excédent commercial de ces pays (“inévitable” ou “indispensable” ? L'auteur préconisait plus haut "le rétablissement de protections douanières"). D'autre part, parce que le pivotement d'une logique de croissance extravertie, portée par la prédation sur le commerce international vers une logique introvertie, fondée sur le marché intérieur implique une réduction des taux d'épargne qui sont souvent – comme en Chine – excessifs. Les pays émergents devront d'une part accroître leur consommation au détriment de l'épargne pour trouver de nouveaux moteurs de croissance et d'autre part consacrer la plus grande part de leur épargne à investir chez eux.

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Pour éviter que la récession ne se transforme en dépression, les économies occidentales n'auront pas d'autre choix que de revenir sur les avantages inouïs accordés à la rente contre le travail depuis les années 1980. Comme Keynes l'avait déjà indiqué, l'inflation va permettre aux entrepreneurs de se dégager de la «main-morte» du passé pour que la croissance reprenne, et elle sera l'euthanasie douce du rentier. Alors que des études ont déjà montré qu'une inflation trop faible faisait obstacle à la croissance, et qu'il y a en réalité un «taux d'inflation structurel» pour chaque économie, il est clair que l'inflation va jouer un rôle important dans le maintien de la croissance pour les prochaines années. Ceci rendra impératif de procéder à une bonne distinction entre déterminants structurels et déterminants monétaires de l'inflation. Mais une telle solution n'est pas sans conséquences profondes quant à l'organisation monétaire et financière du monde d'après la crise.

Le retour de l'État

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De fait, les principaux pays développés vont être conduits à s'aligner sur des pratiques économiques qui ont été celles de pays émergents comme la Chine, la Russie ou le Brésil. Il deviendra d'ailleurs de plus en plus difficile de stigmatiser ces pratiques dans les forums internationaux dans la mesure où elles vont devenir courantes dans les pays occidentaux.

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Le retour au contrôle souverain des États sur la politique monétaire

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Ceci signifie la fin du dogme de l'indépendance des banques centrales tel qu'il a dominé la politique économique depuis plus d'une génération. Nous irons, sous une forme ou une autre à une re-nationalisation des banques centrales, ne serait-ce qu'en raison des mauvaises dettes qu'elles ont du accepter dans leur bilan depuis le début de 2008. En effet quand pour reconstituer la liquidité des banques on a décidé que les banques centrales prendraient en pension des titres que leurs remettraient les banques on a accepté un transferts à leur bilan d'une partie des créances "pourries" du système bancaire. Il faudra donc bien recapitaliser les banques centrales elles aussi. Si l'on ajoute à ce problème celui de la cohérence d'une politique économique dans les contraintes que l'on a énoncées et qui découlent de la crise, on voit bien que le statut actuel des banques centrales devient une impossibilité.

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Quel futur pour l'euro ?

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La solution, plutôt que de se résoudre à un éclatement total de la zone euro, pourrait être un système intermédiaire. Pour certains pays membres, l'euro deviendrait une monnaie de réserve, par rapport à laquelle leur monnaie nationale qu'ils auraient rétablis, serait convertible sur la base d'un taux fixe révisable de manière régulière. Les pays constituant le bloc le plus homogène pourrait eux conserver l'euro comme monnaie unique. On aurait une zone euro constituée de cercles concentriques, qui serait plus robuste et plus flexible pour faire face aux nouvelles contraintes. Ce système permettrait d'ailleurs plus facilement que la forme actuelle de l'euro une coordination avec d'autres monnaies et donc la constitution d'une zone de stabilité monétaire allant au-delà des frontières de l'UE.

Vers un nouveau Bretton Woods ?

[...] Penser la refonte du système monétaire et financier mondial est nécessaire, mais il s'agit d'une tâche de longue haleine qui ne saurait être accomplie dans la précipitation.

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Le choix actuel est donc soit de tenter de maintenir un système mondial, mais qui ne pourra être construit que sur une monnaie "neutre" qui pourrait être un "panier" de différentes monnaies, soit de prendre acte d'une fragmentation du système avec émergences de blocs régionaux structurés autour de monnaies de réserve régionales, et tenter de coordonner ensuite ces ensembles régionaux.

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Les deux principaux problèmes posés par la crise sont aujourd'hui la pénurie de liquidités entre les banques (le credit-crunch) et les mouvements spéculatifs induits par les Hedge-Funds et en général les institutions spéculatives. Ces deux problèmes impliquent la prise de mesures transitoires à relativement court terme.

Un changement immédiat du statut du FMI. La fonction de ce dernier devrait être la concertation entre les banques centrales pour l'émission des liquidités nécessaires au niveau mondial. Ceci implique que le FMI modifie au plus vite les règles de représentation des pays pour que ces derniers soient représentés au prorata de leur contribution au PIB mondial et à la population mondiale. Un directoire exécutif comprenant les Etats-Unis, la zone euro, la Russie, la Chine, l'Inde, un représentant des pays du Moyen-Orient, un représentant des pays d'Amérique Latine devrait être immédiatement constitué. Ce directoire devrait gérer les allocations de liquidité à court et moyen terme à travers une "caisse centrale" opérant à la fois sur le dollar, l'euro et le yen.

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Le monde qui va sortir de cette crise sera très différent de celui que l'on a connu de 1980 à aujourd'hui. Non seulement les rapports des forces sont en train de changer et ceci dans l'ensemble des domaines, du militaire à l'économie, mais les représentations elles-mêmes vont se modifier. Cette crise est celle de l'idéologie néo-libérale. Les contraintes économiques qui vont découler de l'effondrement de l'économie de la dette mise en place dans les économies occidentales – et portée à son paroxysme aux Etats-Unis et dans les "clones" européens du modèle américain – entraîneront le retour de dynamiques inflationnistes importantes. Elles conduiront les États à reprendre le contrôle de leur politique monétaire et de leur politique de change. Nous assisterons dans les années qui viennent au retour de l'État comme acteur économique majeur (ce qu'il n'avait pas cessé d'être en réalité en Chine et en Russie), à la fin de l'indépendance des banques centrales et au retour de politiques de change plus ou moins pilotées en fonction des logiques de développement. Ceci ne sera d'ailleurs possible qu'à travers la mise en place de formes de contrôle sur les flux de capitaux limitant l'impact des mouvements de marché et de la spéculation sur les taux de change.

Dans cette révision fondamentale des conceptions, des politiques et des instruments que nous allons connaître, la question de la survie dans leur forme actuelle des institutions européennes sera rapidement posée.

Commentaires :
La publication de textes économiques de Jacques Sapir sur un site qui traite de la "recherche en histoire visuelle" relève plus de la connivence que de la cohérence. Voir la réponse d'André Gunthert.

Le problème est que l'auteur mélange analyse, hypothèse, prévision (ou prédiction ?) et préconisation. Son point de vue d'économiste "régulateur", curieusement centré sur l'Europe, lui fait perdre de vue les aspects géopolitiques et sociaux de la crise. Voir les rubriques Economie politique & Economie sociale.

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