27 octobre 2008

De la crise financière à la crise sociale

Le directeur général du BIT Juan Somavia se montre pressant : «Nous avons besoin d’une action rapide et coordonnée des gouvernements pour prévenir une crise sociale». Après la crise financière puis la crise économique, la crise sociale ? Ces derniers temps, une succession de rapports et études de fond venant de tous horizons se sont penchés sur les évolutions des structures sociales sous l’effet du marché et de la dérégulation. Comme si la crise avait fait ressurgir les craintes que de fortes tensions sociales en germe depuis des années éclatent aujourd’hui. Les conclusions ne sont guère optimistes.

Ces dernières décennies ont vu les inégalités augmenter dans le monde. Un rapport très documenté de l’OCDE se penche pour la première fois sur la question. Il en conclut que «depuis le milieu des années 80 et probablement depuis le milieu des années 70», les pays développés ont vu «une augmentation à la fois les inégalités de revenu et du nombre de pauvres», dans une proportion «assez générale et significative». Le rapport annuel de l’OIT, publié quelque jours avant, s’était penché sur la même question et avait abouti aux mêmes conclusions : dans presque ¾ des pays, les disparités de revenus entre les 10 % des salariés les mieux rémunérés et les 10 % les plus mal se sont accrues. «La mondialisation financière provoquée par la déréglementation des flux de capitaux à l’échelle internationale a été un facteur majeur d’inégalité de revenus. L’espoir était que la mondialisation financière contribuerait à améliorer l’allocation des ressources». Elle «n’a pas réussi à améliorer la productivité mondiale» accuse le rapport.

Tous les domaines sont touchés. Les Nations-Unies, dans leur rapport 2008-2009 sur l’état des villes dans le monde, note que les agglomérations américaines sont devenues parmi les plus inégales, et que de tels niveaux d’inégalités «mènent tout droit à des émeutes et des révoltes sociales». L’espérance de vie des populations noires dans les villes américaines ne dépasse pas celle des habitants de certains états pauvres de l’Inde, souligne le rapport. L’OCDE note pour sa part que, dans tous les pays, «la pauvreté des enfants a augmenté, et elle se situe aujourd’hui au-dessus de la moyenne générale». Phénomène particulièrement préoccupant selon les auteurs, le bien-être des enfants étant «un déterminant clé de la vie qu’ils auront une fois parvenus à l’âge adulte». En France, les observatoires régionaux de santé pointent l’aggravation des inégalités sociales face à la santé : l’espérance de vie d’un cadre est plus longue de six ans que celle d’un ouvrier, et cet écart s’accroît expliquent-t-ils, avant de déplorer le «peu d’intérêt public pour les déterminants sociaux de la santé».

Fragilités sociales et frustrations croissantes

Comment en est-on arrivé là ? Le Centre d’analyse stratégique (ex-Commissariat au Plan) apporte quelques éléments de réponse : la protection de l’emploi en Europe s’est retrouvée éprouvée par la mondialisation. L’assouplissement de la législation en vue d’aboutir à une plus grande flexibilité de l’emploi, préconisation phare de tous les experts depuis des décennies, a eu pour effet d’augmenter les emplois précaires et d’aggraver des inégalités. Et il n’est pas sûr que les modèles de «flexisécurité», mis en avant par la Commission européenne et bon nombre de gouvernements nationaux pour compenser les effets de cette souplesse par des stratégies de formation, des politiques actives du marché du travail et de nouvelles protections sociales, puissent vraiment résister aux pressions de la mondialisation.

Ce sont ainsi tous les équilibres sociaux qui se modifient. La dernière étude de l’APEC explique que chez les cadres, l’organisation du travail met de plus en plus l’accent sur l’autonomie, la responsabilité, la différenciation des revenus. Huit augmentations de salaire sur dix proviennent désormais d’augmentation individuelles, les revalorisations collectives n’existant quasiment plus. Résultat en 2007, la moitié des cadres ont perdu du pouvoir d’achat. La Banque de France explique quant à elle que, plus en bas de l’échelle sociale, la part des personnes en situation de surendettement «passif», c’est-à-dire suite à une perte d’emploi, une maladie etc., s’accroît d’année en année. La DARES a pour sa part décidé de se pencher sur le financement de la protection sociale, et note une forte hausse du poids supporté par les ménages : en 1990, ces derniers contribuaient à hauteur de 31 % au financement de la protection sociale, les entreprises à hauteur de 42 %. En 2006, la proportion est presque inverse : 40 % pour les ménages, 36 % pour les entreprises.

Au final, les fragilités et les frustrations s’accroissent : l’INSEE note que 1,6 millions de personnes sont insatisfaites de leur emploi (en grande partie pour des questions de rémunération ou de stabilité) et souhaitaient en changer, et que 770 000 personnes déclarées comme «inactives» souhaiterait en fait trouver un emploi, ce qui pourrait amener à les comptabiliser comme chômeurs.

Injustice réelle et ’’sentiment d’injustice’’

Un tel déferlement d’études amène à s’interroger sur les conséquences sociales de ces phénomènes. L’OCDE note que les résultats des études montrent souvent que l’augmentation des inégalités n’a en fait «pas un caractère aussi spectaculaire qu’on le pense généralement». C’est «l’effet Gala», du nom du magazine où se trouve étalée la vie des très riches qui le sont devenus encore plus et qui focalisent l’attention des médias. Mais cela ne doit pas amener à en minorer les conséquences politiques : «Ce n’est pas pour autant que cela n’a pas d’importance – si les gens se préoccupent des inégalités c’est notamment parce qu’ils se préoccupent de justice. Or, une grande partie de la population estime que les revenus d’une petite minorité témoignent d’une très grande injustice» affirme l’étude.

Les rémunérations des dirigeants sont évidemment ici pointées en exemples désastreux : «une évolution fondamentale fut l’utilisation des systèmes de ‘rémunération basée sur la performance’ pour les cadres dirigeants et les chefs d’entreprise» explique l’OIT dans son rapport. «Le résultat a été une hausse démesurée des salaires des dirigeants. Aux Etats-Unis par exemple, entre 2003 et 2007, la rémunération des directeurs généraux a augmenté en termes réels de 45%, comparé à moins de 3% pour le travailleur moyen». Sentiment d’injustice d’autant plus exacerbé qu’aucune justification économique sérieuse ne peut être avancée : «les études montrent que ces systèmes ont engendré des effets très modérés, voir inexistants sur la performance des entreprises».

Un sondage de la BBC réalisé dans 34 pays vient confirmer ces phénomènes : pour les deux tiers des populations, les évolutions économiques de ces dernières années n’ont pas été justement partagées. Ce taux monte à près de 80 % en France. Or, comme le note l’OIT, «les conflits sociaux se multiplient quand les inégalités sont perçues comme excessives. Le soutien de l’opinion aux politiques de croissance s’érode si les catégories à bas salaires et les classes moyennes pensent que ces politiques font peu de choses pour améliorer leur situation alors qu’elles bénéficient aux catégories les mieux rémunérées».

La puissance publique responsable

Que faire ? L’OCDE reconnaît que le marché a tendance à creuser les inégalités, et que seule la puissance publique peut tenter de les atténuer : «si les gouvernements cessent d’essayer de contrebalancer les inégalités et ne dépensent plus autant en prestations sociales ou ne ciblent plus aussi étroitement la fiscalité et les transferts sur les personnes aux revenus les plus faibles, alors les inégalités augmenteront beaucoup plus rapidement». De fait, dans les pays développés, les pouvoirs publics ont alourdi au cours de ces dernières décennies les prélèvements fiscaux et augmenté les dépenses pour tenter de contrebalancer le creusement des inégalités. Mais augmenter sans cesse les prélèvements fiscaux ne peut être un équilibre durable. L’OCDE finit par adopter un langage qu’on ne lui connaissait pas : «la seule façon durable de réduire les inégalités est de mettre fin à la tendance sous-jacente au creusement des écarts sur le plan des salaires et des revenus du capital» affirme-t-elle. L’OIT enfonce le clou : dans deux tiers des pays, la part des salaires dans le revenu total a reculé au cours des vingt dernières années.

Les crise précédents ont montré que les destructions d’emploi engendrées par les crises financières ont des effets à long terme sur les groupes les plus vulnérables. Alors que le BIT estime que la crise pourrait mettre au chômage 20 millions de travailleurs en 2009, établissant un record historique de chômeurs de 210 millions de personnes dans le monde, nul doute qu’après avoir traité l’urgence de la crise financière, les gouvernements devront se pencher un peu plus qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent sur la question sociale, et, là aussi, trouver de nouvelles régulations à long terme.

Clément Abélamine
27/10/2008
Publié par Boulevard Exterieur.

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