23 février 2011

Les Gauches en Égypte


Cette histoire des gauches égyptiennes, c'est d'une part une passionnante plongée dans la diffusion des idées critiques radicales de la fin du XIXe siècle à l'échelle du monde. C'est une ouverture sur la façon dont, concrètement, les analyses de Marx, leur reprise par les intellectuels de diverses cultures, leur critique, notamment par des penseurs anarchistes, dont Bakounine, ont été transportées dans les pays du sud de la Méditerranée, ont voyagé avec des hommes, voyageurs, migrants du travail et militants en exil. L'importance des migrations de Grecs, d'Italiens, qui partent dans les mêmes décennies aussi vers l'Amérique du Nord et du Sud, vers l'Égypte est un rappel salutaire de l'importance de ces phénomènes migratoires dans le développement de l'internationalisme au cœur du mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle.

Ces articles nous rappellent aussi comment des corpus de textes, devenant références communes, cœurs des débats, se constituent à travers des publications dans les journaux, la circulation de ces journaux, et bien sûr la diffusion de traductions. Cette histoire des gauches égyptiennes, c'est bien sûr l'écho des premiers pas des premières internationales en même temps que le rappel de l'extrême difficulté à surmonter les enracinements nationaux, tant dans leurs dimensions linguistiques, religieuses, que sociales en dépit de la visée internationaliste. Tous les articles du dossier mettent en évidence combien l'obstacle de la diversité linguistique a, à la fois, été pris en compte comme l'atteste le travail de traduction, le multilinguisme de nombreuses initiatives, et en même temps, souvent été sous-estimé. De plus, il ne s'agit pas seulement de diversité d'origine, mais d'une diversité qui traduit aussi la confrontation entre des ressortissants de nations européennes, potentiellement colonisatrices, et un peuple colonisé. Les articles sont traversés par l'examen de cette difficulté qui surajoute pour les militants internationalistes à la diversité culturelle les antagonismes créés par une situation coloniale. De même, intervient dans les limites de la diffusion des idées de gauche, le décalage en matière de sensibilité à la religion, entre des militants marxistes et anarchistes d'origine européenne, souvent très critiques vis-à-vis des pratiques religieuses et des Égyptiens musulmans, le plus souvent croyants et soucieux de la compatibilité entre leurs pratiques politiques et religieuses. Cette dimension des difficultés des gauches résonne de façon particulièrement vive à nos oreilles de citoyens de la planète en ce début de XIXe siècle.

C'est cependant l'un des intérêts de l'approche historique que de montrer que la question religieuse, bien présente, notamment à propos des acteurs d'origine juive et surtout dans les moments de conflit autour de la Palestine, définit beaucoup moins profondément les clivages qu'elle ne le fera un siècle plus tard. Néanmoins, un des enjeux de ce dossier, c'est bien aussi, à travers l'exemple de l'Égypte, de donner des éléments de compréhension sur l'échec, in fine, des gauches à s'implanter durablement dans le monde arabe au cours du XXe siècle. Les articles du dossier formulent en effet comment, de la fin du XIXe siècle aux années 1970, les luttes pour l'indépendance nationale ont été le principal axe des mobilisations collectives. Les formes de l'articulation entre luttes nationalistes et luttes de gauche, luttes pour la justice sociale de formes diverses, ont été un des éléments de la division des gauches, y compris de la gauche communiste, favorisant une fragmentation en groupes rivaux. Cette fragmentation, toujours renaissante, a été elle-même une source de faiblesse bien sûr.

Les articles qui portent sur les lendemains de la Seconde guerre mondiale montrent en particulier combien le nationalisme est redevenu à ce moment-là le principal vecteur de mobilisation collective, rassemblant une partie des élites et une grande partie du peuple, et comment la priorité du combat pour l'indépendance a disqualifié les luttes sociales, reléguées au rang de revendications secondaires et toujours suspectes d'affaiblir le combat nationaliste. Ce renoncement à l'aspect spécifique du combat de classe s'est traduit en particulier dans le cas de l'Égypte par la dissolution, par une partie des communistes eux-mêmes, de leurs propres organisations. Le travail des historiens montre comment en dépit de ce sacrifice, la loyauté des communistes envers le régime est toujours restée suspecte aux yeux de celui-ci et combien, la répression s'ajoutant à l'absence d'expression publique, cette situation a réduit l'influence des courants de gauche, marxistes ou non, au sein de l'opinion publique au cours du second XXe siècle.

Ces études montrent aussi comment la dimension autoritaire du régime a pu être acceptée par les marxistes au nom de la défense des intérêts nationaux, particulièrement quand ceux-ci étaient soutenus par l'URSS. On comprend mieux de ce fait comment cette acceptation a mis à mal la crédibilité politique des mouvements de gauche à être porteurs d'alternatives, à être les soutiens des combats pour la défense des libertés et pour l'émancipation. De cette contribution fondamentale à tous les combats anticoloniaux, la gauche peut paraître, à la lecture de ces contributions, finalement sortir exsangue. Du fait de sa soumission à un impératif nationaliste qui paraissait pourtant incontournable, elle est restée confinée à une parole sous condition, elle est devenue suspecte de complicité avec un pouvoir autoritaire qui l'a pourtant malmenée, sans qu'elle ait durablement pu peser sur lui.

Les Gauches en Égypte (XIXe-XXe siècles), Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique n°105-106, 2008.

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