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12 novembre 2002

Le prolétariat en question (2)

Réponse à Tony, un militant du WSWS, à notre critique des positions de Lutte Ouvrière et Convergences Révolutionnaires.

Le camarade Tony écrit [1] :
Merci aussi pour l'article sur la classe ouvrière : première observation - ce serait intéressant de voir ces statistiques dans le contexte des évolutions mondiales. Est-ce qu'il y a une différence fondamentale entre les cols blancs et les cols bleus par rapport avec leur relation avec le capital ? Si on relit le Manifeste, on voit que pour Marx et Engels "classe ouvrière" et "prolétariat" sont interchangeables comme mots. Il est vrai que la classe ouvrière n'est pas homogène, qu'il y a les contremaîtres et toute la hiérarchie mais ils sont là pour servir le capital et la création de plus-value et s'ils n'y contribuent pas efficacement ils sont licenciés. C'est une discussion que nous devons continuer.

Ma critique de la position de Convergences révolutionnaires pouvait en effet faire penser que le phénomène de désindustrialisation serait propre au capitalisme français. Ce n'est évidemment pas le cas. La désindustrialisation, amorcée dans le milieu des années 70 dans tous les pays développés, se poursuit à un rythme important. Ainsi, la proportion des emplois dans l'industrie manufacturière passe de 24,7% de la population active en 1950, à 26,7% en 1960, 28% en 1970, 24,6% en 1980, 20,8% en 1990 et 18,6% en 1995 ; le nombre absolu de personnes travaillant dans l'industrie manufacturière évolue de 56,8 millions en 1950, à 81,4 millions en 1974, 75,1 millions en 1990 et 70 millions en 1995 [2]. Le rythme de la désindustrialisation est variable d'un pays à l'autre, mais il est constant pour tous les pays développés [3]. Il touche davantage les pays européens à industrialisation précoce (Grande-Bretagne, France et Allemagne) que les pays à industrialisation récente (Etats-Unis). Par le biais des délocalisations, une partie de l'industrie a migré vers des pays où le coût de la main-d'?uvre est bon marché, le droit du travail peu développé ou peu respecté et les régulations en matière d'environnement moins contraignantes.

Le recul de l'emploi dans l'industrie manufacturière des pays développés n'a pas entraîné un recul du niveau d'industrialisation, en raison essentiellement des gains de productivité. Même si la croissance du niveau d'industrialisation ralentit (il a progressé de 3,2% par an entre 1953 et 1980 et de 2% par an entre 1980 et 1995), il reste très élevé. Ceci bloque tout espoir des nouveaux pays industrialisés (NPI) de rattraper un jour leur retard. La division mondiale du travail les condamne à n'être que des sous-traitants aussi longtemps qu'ils maintiendront de bas salaires et à être remplacés par d'autres – la Chine, l'Inde, le Brésil et le Mexique remplaceront les quatre dragons (Hong-Kong, Taïwan, Corée et Singapour) parce qu'ils sont aujourd'hui « les pays à bas salaires et à capacité technologique (PBSCT) ». Les indices des coûts horaires de main-d'?uvre (charges incluses) dans l'industrie sont, comparés à la France (indice 100), de 34 à Taïwan, 30 en Corée et 38 à Singapour contre 3 en Chine, 17 au Brésil et 15 au Mexique [4].

Les notions de « cols blancs » et « cols bleus » sont propres à la classification américaine des catégories professionnelles. Les recensements américains classent en effet la population active en quatre catégories : White-collar, Blue-collar, Service et Farm. Et, alors que l'INSEE isole la catégorie des employés, le BLS (Bureau of Labor Statistics) l'incorpore avec les chefs d'entreprise, les cadres dirigeants, les cadres supérieurs et les professions intermédiaires. La sociologie américaine, niant les classes et la lutte des classes, a construit logiquement des catégories professionnelles qui masquent l'opposition fondamentale entre propriétaires des moyens de production (agriculteurs, artisans, commerçants et chefs d'entreprise) et salariés.


Selon la classification française, la différence fondamentale entre les ouvriers, les employés, les agents de maîtrise et les cadres ne se situe pas au niveau de leurs positions dans le procès de la production (ils sont les uns et les autres « réduits à vendre leur force pour pouvoir vivre »), mais de leur conscience de classe. Or, les employés, qui appartiennent fondamentalement au prolétariat, ne se reconnaissent pas comme tel. De formation plus récente, ils ont naturellement mené des luttes, mais sans véritablement faire cause commune avec les ouvriers. La division entre les collèges ouvriers et ETAM, comme je l'indiquais, a certainement joué un rôle important en ce sens, mais n'explique pas tout. Le fait qu'ils furent mensualisés bien avant les ouvriers est un autre facteur à prendre en compte. Enfin, le recul des perspectives historiques de la classe ouvrière, fraction avancée du prolétariat, fut un élément déterminant.

Quant aux professions intermédiaires, leur composition n'est pas homogène surtout aujourd'hui où les nouvelles organisations de la production tendent à faire jouer le rôle de contremaître ou d'agent de maîtrise à des travailleurs du rang pour les impliquer dans le processus de l'exploitation. Depuis que le salariat ne constitue plus la ligne de fracture entre bourgeois et prolétaires, se pose la question de la redéfinition du prolétariat. Cette ligne est devenue plus mouvante, mais nous ne pouvons pas dire que « ?classe ouvrière? et ?prolétariat? sont interchangeables », sauf à réduire le prolétariat aux seuls ouvriers, ni non plus dire que tous les salariés sont des prolétaires, sauf à déclarer que les managers seraient des prolétaires au service du capital. Michel Charvet de Convergences Révolutionnaires dit les deux choses à la fois, ce qui est absurde.

Je reviendrai sur cette question dans un prochain article, en reprenant l'analyse de Marx dans le livre III du Capital. Dans le livre I, Marx annonce la polarisation de la société entre deux classes (bourgeois et prolétaires), mais, dans le livre III, il prédit l'apparition de directeurs salariés qui dirigent les entreprises pour le compte de leurs propriétaires – une classe moyenne au service du capital anonyme.

Serge LEFORT
11 novembre 2002

[1] Mail du 9/11/2002.
[2] BAIROCH Paul, Victoires et déboires – Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours tome III, Gallimard, Folio histoire, 1997, p. 189 à 200.
[3] CASTELLS Manuel, La société en réseaux – L'ère de l'information, Fayard, 1998, p. 324 à 352.
[4] GIRAUD Pierre-Noël, L'inégalité du monde – Économie du monde contemporain, Gallimard, Folio actuel, 1996, p. 249 à 252.

5 novembre 2002

Le prolétariat en question (1)

Lutte Ouvrière et Convergences Révolutionnaires, la fraction autorisée par la direction, se font les champions d'un nationalisme ouvriériste très éloigné de la sociologie marxiste.

Convergences Révolutionnaires, la fraction de Lutte Ouvrière, a publié un dossier intitulé « Syndicats / Travailleurs : un fossé grandissant » [1] et Michel Charvet écrit dans l'article Les hauts et les bas de la syndicalisation : « Pourtant le prolétariat n'a pas disparu, loin de là. Au contraire. Il y a depuis 30 ans, nettement plus de salariés (ne serait-ce que du fait de la généralisation du travail des femmes). Il y a certes moins d'ouvriers dans la population active. D'après les statistiques officielles, l'industrie emploie 4 millions de personnes aujourd'hui, soit 1,5 millions de moins qu'en 1970. Mais les employés, les travailleurs des services sont aussi pour la plupart des prolétaires. Et ils sont 5 millions de plus qu'en 1970. Il faut donc chercher ailleurs les causes réelles de l'affaiblissement des syndicats. ». Il est curieux qu'une organisation, qui se réclame du marxisme, triture le concept du prolétariat – une notion fondamentale – aussi maladroitement. Michel Charvet élargi, en effet, le prolétariat à tous les salariés, puis le réduit aux seuls ouvriers de l'industrie et enfin il incorpore les employés au prolétariat parce qu'ils seraient « aussi pour la plupart des prolétaires ». Cette maladresse n'est pas fortuite, mais révèle l'embarras d'une référence dogmatique au marxisme.

En assimilant le prolétariat aux salariés, Michel Charvet reprend en apparence la définition d'Engels : « Par prolétariat, on entend la classe des ouvriers salariés modernes qui, ne possédant aucun moyen de production qui leur soit propre, en sont réduits à vendre leur force pour pouvoir vivre. » [2], mais il contourne la question de l'évolution du salariat, qui représente en 2002 92% de la population active du fait du recul de la petite bourgeoisie (agriculteurs, artisans et commerçants) [3]. Engels précise « ouvriers salariés » pour distinguer le prolétariat des artisans qui, possédant leur moyen de production, sont classés dans la petite bourgeoisie. Si en 1848 Marx et Engels pouvaient légitimement assimiler le salariat au prolétariat, en 2002 nous constatons que le salariat est une notion plus extensive [4]. Selon les chiffres cités par Vindt [5], le salariat représentait en France 30% de la population active en 1881, 40% en 1906, 50% en 1931. L'INSEE [6] recense en 1993 76,9% de salariés dans la population active auxquels il faut ajouter 11,6% de chômeurs. Appliquer stricto sensu la définition de Marx et Engels reviendrait donc aujourd'hui à qualifier, par exemple, Jean-Marie Messier de prolétaire !

En réduisant le prolétariat aux seuls ouvriers de l'industrie (cette restriction est pour le moins curieuse), Michel Charvet contredit son extension abusive à tous les salariés. De plus, il cite le chiffre de 4 millions d'ouvriers dans l'industrie alors qu'une étude de l'INSEE en recense 2 592 000 en 1995 (1 486 000 ouvriers qualifiés et 1 106 000 ouvriers non qualifiés) [7]. Pour Convergences Révolutionnaires et Lutte Ouvrière, tous les ouvriers ne seraient donc pas des prolétaires ? Sur quels critères ces organisations sélectionnent-elles les travailleurs dignes d'être des prolétaires ? Le texte ne le dit pas et ajoute de la confusion à l'argumentation qui se donne pour objectif de justifier que le prolétariat n'a pas disparu.

En affirmant, sans le justifier, que « les travailleurs des services sont aussi pour la plupart des prolétaires », Michel Charvet brouille davantage la définition du prolétariat. Il reprend implicitement la formule du Manifeste : « Ainsi le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. » en omettant le contexte historique auquel elle fait référence, à savoir la prolétarisation des « anciennes petites classes moyennes ». Son embarras vient du fait que ni Marx ni Engels ne font explicitement référence aux employés. Sa restriction, introduite par la vague expression « la plupart », pose question. Combien d'employés sont des prolétaires ? Quels sont les critères d'inclusion et d'exclusion ? Le texte là aussi reste muet.

Rappelons que la notion de classe est un objet sociologique et politique construit [8]. Il est significatif de remarquer que les sociologues américains n'ont pas cherché à donner une définition théorique des classes sociales, mais qu'ils ont élaboré empiriquement, dans les années 30, une « échelle de prestige » (travaux de Warner). En France, l'INSEE, au début des années 50, a créé le code des « catégories socio-professionnelles » (CSP) modifié en 1982 pour devenir la nomenclature des « professions et des catégories socio-professionnelles » (PCS). Cette construction s'est appuyée sur la grille de classement établie par l'arrêté Parodi-Croizat en 1946. Les conventions collectives, signées par branche professionnelle à partir de 1954, s'inspiraient aussi des classifications Parodi-Croizat.

Pour Marx, le concept de classe est objectivement motivé par des conditions économiques communes, genres de vies et intérêts communs. En ce sens, il est légitime d'inclure les employés – tous les employés et pas seulement « la plupart » – au prolétariat. Mais Marx ajoute, en 1852, qu'une classe sociale se forme aussi par la conscience qu'elle a de sa spécificité [9]. Sans conscience de classe, une classe n'a ni indépendance ni destin politique. Ce fut le cas des petits paysans, la classe la plus nombreuse de la société française à l'époque, qui se jeta dans les bras de Bonaparte, lequel était au service des intérêts économiques et politiques de la bourgeoisie. Or, depuis la création des comités d'entreprise après-guerre, les employés élisent leurs délégués au collège ETAM (Employés, Techniciens, Agents de maîtrise). Ceci explique en partie que les employés (ces « OS du tertiaire »), même s'ils partagent les conditions économiques des ouvriers, ne se reconnaissent pas tous comme des prolétaires.

En France, la part des employés dans la population active progresse constamment depuis 1936 (elle est passée de 10% en 1936 à 24% en 1975 et 30% en 1995 – 76% sont des femmes) alors que celle des ouvriers diminue régulièrement depuis 1975 (elle est passée de 31% en 1936 à 37% en 1975 et 28% en 1995 – 79% sont des hommes) [10]. Le prolétariat représente donc 58% de la population active. Mais la classe ouvrière a « perdu le rôle de pôle structurant, qui a longtemps été le sien » [11], dans la lutte contre le capitalisme non seulement parce son rôle économique décline dans les pays industrialisés depuis 1975, mais aussi parce que son rôle politique fut affaibli du fait de la collaboration de classes menée par la social-démocratie et la bureaucratie stalinienne. C'est pourquoi, sauf à faire référence à un prolétariat mythique, se pose la question de la lutte pour les intérêts communs des ouvriers et des employés.

Cette question est cruciale depuis les années 80 à l'échelle mondiale. La déconstruction du temps de travail et la réduction des salaires marquent en effet un recul politique du prolétariat. En France, ces mesures drastiques furent mises en place par des gouvernements socialistes et communistes avec la collaboration des bureaucraties syndicales. À partir de 1982, les entreprises peuvent recourir aux heures supplémentaires sans l'autorisation de l'inspection du travail. La loi Auroux de novembre 1982 encourage l'annualisation du temps de travail. La loi quinquennale de décembre 1993 institue le temps partiel annualisé. Les lois sur les 35 heures (Aubry I et II) institutionnalisent la flexibilité du temps de travail, dont les travailleurs précaires font surtout les frais [12]. De plus, la part des salaires, qui avait augmenté dans les années 70 pour atteindre 71,8% de la valeur ajoutée en 1981, baisse progressivement à partir de 1982-83 pour atteindre 62,4% en 1990 et 60,3% en 1995 [13]. Enfin, l'effondrement de l'URSS, sans réaction du prolétariat, a brouillé les perspectives politiques dont Convergences Révolutionnaires et Lutte Ouvrière ne disent rien.

Serge LEFORT
4 novembre 2002

[1] Convergence Révolutionnaires, numéro 23, septembre-octobre 2002.
[2] Note de Friedrich Engels à l'édition anglaise de 1888 du « Manifeste du Parti communiste » de 1848.
[3] « Les chiffres de l'économie 2002-2003 », Alternatives économiques, Hors-série n° 54, 4e trimestre 2002.
[4] THÉVENOT L., « Les catégories sociales en 1975 : l'extension du salariat », Économie et statistique, n° 91, juillet-août 1977.
[5] VINDT G., « Le salariat avant guerre : instabilité et précarité », Alternatives économiques, n° 141, octobre 1996.
[6] INSEE, Annuaire statistique de la France, INSEE, 1998.
[7] CÉZARD Michel, « Les ouvriers », Insee Première, n° 455, mai 1996.
[8] DESROSIÈRES A. et THÉVENOT L., Les catégories socio-professionnelles, La Découverte, coll. « Repères », 1988.
[9] MARX Karl, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Gallimard, 1994.
[10] SEYS Baudouin, « L'évolution sociale de la population active », Insee Première, n° 434, mars 1996 (pour les pourcentages calculés à partir des données brutes).
INSEE, Tableaux de l'économie française 2000-2001, INSEE, 2000 (pour la ventilation hommes-femmes).
[11] CHENU Alain, « Les employés », Insee Première, n° 477, août 1996.
[12] BLOCH-LONDON et BOISARD, « L'aménagement et la réduction du temps de travail », Données sociales, INSEE, 1999.
Tous les documents cités, en provenance de l'INSEE, sont téléchargeables sur le site.
[13] PIKETTY T., L'économie des inégalités, La Découverte, coll. « Repères », 1997.

27 septembre 2002

Discours incantatoire

Le camarade Alex a publié trois articles [1] qui relèvent davantage d'un procédé incantatoire, digne des années 70, que d'une analyse politique des premières mesures du gouvernement Raffarin. Les expressions « programme anti-ouvrier », « état policier » et « crise politique », dont l'AJS-OCI était très friande, paraissent d'autant plus décalées que le contenu des articles fait l'impasse sur la démonstration attendue.

En quoi la déclaration de politique générale de Jean-Pierre Raffarin serait un « programme anti-ouvrier » ? D'après l'auteur, le gouvernement préparerait « ouvertement des mesures anti-grèves », mais aucun argument n'étaye sérieusement cette thèse. En réalité, les mesures annoncées visent surtout les jeunes des banlieues. Ce qui veut dire que le gouvernement ne s'attaque pas frontalement à la classe ouvrière, mais à la « classe dangereuse » [2] des jeunes exclus que Chevènement, ministre socialiste, avait appelé « sauvageons » et que Raffarin nomme « jeunes délinquants ». Cette politique n'est donc pas nouvelle : les socialistes l'ont conduite en sous-main et la droite en fait une priorité car elle sait que la peur des banlieues touche les couches populaires qui sont souvent les victimes des délits de proximité.

Dire que « Les projets de loi sécuritaires préparent le passage à un état policier » n'est pas sérieux. Comment comparer les rodomontades d'un Nicolas Sarkozy à Nanterre avec les arrestations massives de militants par la junte militaire en Grèce en 1967 ou au Chili en 1973 ? Une analyse plus fine montre que le gouvernement Raffarin joue les petits bras en créant des postes d'auxiliaires de police ou de justice à peine formés aux missions de proximité. Nous sommes très loin des opérations « de l'armée française dans la casbah d'Alger ». Là encore Raffarin ne fait qu'accentuer une politique initialisée par Jospin pour tenter de faire croire que le gouvernement traite sur le fond la violence sociale dans les banlieues [3].

Croire que le débat, qui s'est déroulé en coulisse au sein de l'UMP sur l'opportunité d'une prescription de l'abus de biens sociaux, aurait provoqué « une crise politique » revient à créditer l'UDF d'une virginité dont elle ne peut se réclamer et à la gauche d'un sursaut de « civisme » dont elle n'a pas fait preuve notamment dans l'affaire Elf. En fait de crise, nous avons assisté à des man?uvres d'exorcisme de la part d'une classe politique – gauche et droite confondues – qui voudrait bien s'auto-amnistier, mais qui n'ose pas le faire et se reproche mutuellement d'en avoir l'intention. En définitive, Chirac n'a pas été aussi loin que Mitterrand sur ce point [4].

Serge LEFORT
27 septembre 2002


[1] Trois articles :
- Le nouveau premier ministre français présente son programme anti-ouvrier
- Les projets de loi sécuritaires préparent le passage à un état policier
- La tentative d'auto-amnistie du gouvernement Raffarin provoque une crise politique
[2] François DUBET, La galère : jeunes en survie, Fayard, 1987.
[3] Michel WIEVIORKA, Violence en France, Seuil, 1999.
[4] La loi du 15 janvier 1990, « relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques » amnistiait les délits antérieurs.

31 juillet 2002

"Notre bilan est nul"

« Travailleuses, travailleurs, Lutte ouvrière n'a pas progressé d'une manière significative à l'élection présidentielle et a reculé aux élections législatives. Notre organisation est trop faible pour intervenir politiquement dans les entreprises et dans les quartiers. Le stalinisme a tué le socialisme. Nous ne sommes rien. Si vous souhaitez malgré tout construire le Parti capable "de peser en permanence sur la vie politique et d'y représenter les intérêts de la classe ouvrière", laissez-nous un message en poste restante. »

Arlette Laguiller n'a pas prononcé ce discours croiront ceux qui espèrent que LO puisse encore représenter une alternative à la défaite du Parti socialiste et du Parti communiste le 21 avril et au ralliement en fanfare de la gauche plurielle sous la bannière de Jacques Chirac. Patience camarades, lisez attentivement les deux derniers numéros de Lutte de classe [1] et votre rêve deviendra un cauchemar.

Vous pensez que les organisations trotskystes ont gagné 3 millions de voix et que cela signifie une radicalisation significative de l'électorat alors que Lionel Jospin, en perdant 2,5 millions de voix, fut massivement désavoué. LO vous ramène à la réalité : « La presse s'est empressée d'additionner ces voix pour constater qu'avec 2 973 383 voix et 10,44 % des suffrages exprimés, l'extrême gauche a fait une percée électorale sans précédent. D'autant plus remarquable qu'en même temps le score du PC est tombé à 3,37 %. Et de broder sur le thème de l'extrême gauche en passe de prendre la place d'un Parti Communiste moribond. Le sensationnalisme journalistique n'a cependant pas grand chose à voir avec la réalité politique. »

Vous avez compris camarades, tout est de la faute des journalistes ! Il existe un complot médiatique qui voudrait vous faire croire que les trotskystes représentent quelque chose dans ce pays. En vérité, notre score électoral est « du même ordre qu'en 1995 ». Nous n'avons progressé que de 14 493 voix. « L'extrême gauche [...] n'a pas gagné», car « il faut être capable d'aller à contre-courant, de résister aux pressions » d'un million six cent trente mille et quarante-cinq électeurs en notre faveur. Fuyez camarades, le nouveau monde est derrière vous !

Vous pensez que la défaite de la gauche gouvernementale n'est pas la vôtre, grave erreur camarades. LO vous encourage au défaitisme à la suite « du déclin du mouvement ouvrier politique, du découragement des militants et des adhérents du PC en particulier, dégoûtés, désorientés et poussés à l'abandon [...] ». Et, si vous avez encore un petit espoir en l'avenir, LO vous avertie que « Sur la base de résultats faibles pour les deux organisations, la LCR a obtenu des résultats légèrement supérieurs. Pour l'instant, les deux organisations sont trop petites, avec des capacités militantes trop réduites, pour pouvoir, dans le contexte social actuel, compenser de façon volontariste une évolution générale vers la droite et marquée surtout par un découragement profond dans l'électorat populaire. »

Mais courage camarades, car « nous avons bien du chemin à parcourir » avant de sortir de notre isolement et « mériter une influence stable sur une fraction significative du monde du travail aussi bien dans les entreprises que dans les quartiers populaires ». LO veut bien créer un parti, mais seulement quand il n'y aura plus d'exclus, plus de pauvres, plus de chômeurs, plus de travailleurs précarisés, plus de jeunes dans les banlieues, plus d'immigrés avec ou sans papiers et quand « le prolétariat voudra sortir du système ». LO sera prête quand les conditions objectives seront mûres, dans mille ans peut-être. D'ici-là, il faut s'accrocher camarades et « ne pas jeter l'éponge ».

Hélas, ce discours mortifère n'est pas nouveau [2]. Hardy (Robert Barcia, dirigeant de LO) dit en 1992 que Mai 68 « ne fut pas une crise sociale très profonde, même s'il y eut une grève générale. On a vu dans les entreprises ce que cela donnait. On a vu l'absence de détermination des gars. Aurions-nous été mille, cinq mille même, présents dans les boîtes, on n'en aurait rien tiré de plus. » Il poursuit : « Notre bilan est nul [...]. Nous sommes un petit groupe, et même pas un petit groupe. Nous ne sommes rien. [...] Implantés, nous ne le sommes dans aucune entreprise. Nous ne l'avons jamais été. Notre politique, notre stratégie a été de tenter d'être "présents" dans les plus grandes. [...] Depuis des années et des années, nous n'avons pas été en situation de déborder les organisations syndicales. Pas parce que nous sommes faibles. Mais parce que la combativité propre des travailleurs n'a pas dépassé ce que les bureaucrates pouvaient reprendre à leur compte. »

Vous voilà prévenus camarades, il ne s'est rien passé le 21 avril ! Les 3 millions d'électeurs, qui se sont déplacés – dans le contexte d'une abstention record – pour mettre dans l'urne le bulletin d'un candidat se réclamant du trotskysme, ne représentent rien. Nous ne méritons pas cette reconnaissance, car « seule une petite minorité » a réalisé « ce choix conscient ». En lui apportant son soutien, Madame de Fontenay a-t-elle compatie pour la pauvre Arlette qui porte sur ses épaules le fardeau de LO depuis 1974. Mais Arlette s'accroche, y compris sur les plateaux télés les plus racoleurs, car il faut tenir camarades puisque la situation est désespérée. Pas question de quitter un bateau qui coule. Que faire ? Rien ! Qui n'éprouve pas le vertige face au vide ? Certainement pas LO, qui use ses militants dans le refus obstiné d'apparaître comme une direction de rechange pour « ceux qui veulent changer radicalement la société ».

Serge LEFORT
31 juillet 2002


[1] Lutte de classe n°65, mai-juin 2002 et Lutte de classe n°66, été 2002.
[2] La suite de ce paragraphe est tirée de Christophe Nick, Les Trotskistes, Fayard, 2002 p.498 et 499.

25 juillet 2002

Quelles perspectives après le 21 avril ?

Les élections, qui se sont déroulées en France du 21 avril au 9 juin 2002, revêtent une importance politique aussi essentielle qu'inédite. Le discrédit des partis de gauche et la démission des organisations d'extrême gauche, le soir du 21 avril, a créé un vide politique qu'il est urgent d'occuper avant que l'extrême droite national-populiste ne s'en empare.

La position des partis de gauche ne fut pas surprenante après 21 ans de participation au pouvoir. Le Parti socialiste, depuis sa refondation en 1971 sous la direction de François Mitterrand jusqu'à la démission brutale de Lionel Jospin en passant par son adhésion au néolibéralisme (le «tournant de la rigueur» de 1983), a simplement géré les affaires du capitalisme français. Le Parti communiste s'est aligné sur cette politique de collaboration de classe en échange de strapontins ministériels. Et, alors que les travailleurs ont massivement désavoué cette politique [1], le PS comme le PCF, pour éviter tout débat sur les raisons de leur échec, ont appelé à voter sans conditions pour Jacques Chirac.

La position des organisations d'extrême gauche, fortes de 3 millions de voix, fut dramatiquement démobilisatrice. D'abord, au lieu d'analyser ce vote comme le signe d'une radicalisation d'une partie de l'électorat, chaque organisation a fait les comptes de sa propre boutique [2]. Ensuite, au lieu de proposer une stratégie de rupture avec la gauche, les organisations trotskystes ont refusé d'assumer leurs responsabilités historiques. La Ligue communiste révolutionnaire a rejoint le camp du candidat de la droite, baptisé pour l'occasion le meilleur rempart contre l'extrême droite. Lutte ouvrière, après beaucoup d'hésitations et de tergiversations, a donné une consigne ambiguë qui abandonnait les travailleurs à un choix individuel.

Les organisations trotskystes avaient la légitimité politique, acquise dans les urnes avec 10,43 % des votes exprimés, et les moyens de mener une campagne offensive contre Le Pen et contre Chirac (les deux candidats de la réaction), d'organiser le boycott [3] du second tour de l'élection présidentielle et d'expliquer ce mot d'ordre :

Le Pen est présent au deuxième tour par défaut, c'est-à-dire non par une adhésion à ses slogans national-populistes, mais parce que Lionel Jospin a perdu 2,5 millions voix du fait de la politique anti-ouvrière du gouvernement de la «gauche plurielle».
L'extrême droite ne représente pas un danger réel, car Le Pen n'a progressé que de 234 200 voix par rapport à 1995 et il ne bénéficie pas d'une implantation sociale susceptible de renverser la tendance, c'est-à-dire l'impossibilité de l'emporter.
Jacques Chirac a instrumentalisé le thème de l'insécurité pour provoquer la peur des banlieues et apparaître comme l'homme providentiel, seul capable de rétablir « l'autorité de l'État ». Ne lui donnons pas les moyens de mener cette politique réactionnaire !
Face à Le Pen, Jacques Chirac est sûr de l'emporter avec les seules voix de droite. Chaque voix de gauche en faveur du candidat bourgeois, qui fuit la justice, crédibilise sa stratégie bonapartiste pour mener une politique antisociale. Non à Le Pen ! Non à Chirac !
La crise, qui secoue aujourd'hui les marchés financiers, est aussi celle de toutes les institutions mises en place pour contrôler l'anarchie du système et maîtriser ce que les réformistes du mouvement Attac appellent pudiquement les « abus » de l'économie néo-libérale. Ils sont en fait le résultat logique d'une économie-casino dans laquelle les flambeurs privatisent les gains et socialisent les pertes.

Le recul de Jean-Pierre Raffarin, qui a désavoué Francis Mer son ministre de l'Économie et des Finances devant la crainte d'une colère des couches populaires contre les hausses annoncées des tarifs d'EDF et de la Poste, illustre le vrai rapport de force entre une droite toute puissante au Parlement et les travailleurs – surtout les couches les plus opprimées : les immigrés, les jeunes condamnés aux emplois précaires et les exclus.

La question qui se pose, au lendemain d'une élection-plébiscite en faveur de Jacques Chirac à laquelle a contribué une gauche discréditée et une extrême gauche démissionnaire, est cruciale. Le terrain politique, laissé vide le 21 avril, ne le restera pas longtemps. Il est donc urgent que se constitue un Parti de gauche révolutionnaire qui représente les intérêts des travailleurs à l'échelle mondiale.

Serge LEFORT
25-27 juillet 2002


[1] Le PS a perdu 2,5 millions de voix, le PCF 1,6 millions de voix, les trotskystes ont gagné 3 millions de voix et, au total, les partis parlementaires ne représentent plus que 45,76 % des inscrits au lieu de 60,49 % en 1995.
[2] Pire encore, Lutte ouvrière refuse l'addition des voix d'extrême gauche en prétendant qu'elle serait une mystification des journalistes : «La presse s'est empressée d'additionner ces voix pour constater qu'avec 2 973 383 voix et 10,44 % des suffrages exprimés, l'extrême gauche a fait une percée électorale sans précédent. D'autant plus remarquable qu'en même temps le score du PC est tombé à 3,37 %. Et de broder sur le thème de l'extrême gauche en passe de prendre la place d'un Parti Communiste moribond. Le sensationnalisme journalistique n'a cependant pas grand chose à voir avec la réalité politique.» Lutte de classe n°65, mai-juin 2002.
[3] Appel du CIQI (WSWS).

9 juillet 2002

La politique sécuritaire de Raffarin

Jean-Pierre Raffarin, le Premier ministre de Jacques Chirac a prononcé sa déclaration de politique générale devant l'Assemblée nationale le 3 juillet. Ce discours revêt une importance particulière après la victoire de la droite à l'élection présidentielle et aux élections législatives, car il trace les perspectives politiques du Président de la République jusqu'en 2005.

Un Parlement aux ordres

D'emblée Raffarin a rappelé les rôles de chacun : «C'est avec vous que nous conduirons la France dans la direction tracée par le chef de l'État.» [1] En clair, Jacques Chirac est le patron, Jean-Pierre Raffarin l'exécutant de ses décisions et les députés de l'UMP sont priés de voter les lois « voulues par le chef de l'État ». Raffarin leur a demandé d'être de simples soldats aux ordres sous prétexte que « Jacques Chirac a été le rempart contre l'extrémisme et le centre de gravité du rassemblement de tous les républicains ». Il a prévenu les députés qu'il entendait aussi « légiférer par ordonnance », c'est-à-dire de se passer tout simplement du débat parlementaire comme l'avait fait le Général de Gaulle en temps de crise. Devenir un Parlement croupion [2] tel est le destin que le Premier ministre a assigné à la nouvelle « chambre bleu horizon » [3].

Au cours de son examen de passage devant l'Assemblée Jean-Pierre Raffarin s'est vanté d'avoir « proposé, dans un calendrier précis, des décisions concrètes », mais l'analyse de son discours laborieux montre qu'il n'en est rien. Les seules mesures chiffrées se limitent à l'augmentation de moyens pour la sécurité intérieure [« 13 500 nouveaux emplois sur cinq ans pour la police et la gendarmerie »], pour la justice [« plus de 10 000 emplois en cinq ans »], pour la défense [« une nouvelle loi de programmation militaire avant la fin de l'année »] pour les entreprises [« une exonération complète des charges applicable (rétroactivement) au 1er juillet 2002 » pour les entreprises qui emploient des « jeunes peu qualifiés »] et pour les privilégiés [« une baisse de 5 % de l'impôt sur le revenu » «  à l'automne prochain ». Même les analystes bourgeois s'accordent à dire que 10 % des plus riches contribuables bénéficieront des deux tiers de cet abattement.]. Toutes les autres promesses ne sont que des vœux pieux qui reposent sur l'hypothèse d'une reprise de la croissance, dont le gouvernement n'est pas maître.

Le projet du Premier ministre se résume aux mesures sécuritaires pour restaurer « l'autorité de l'État » et au financement des entreprises, « la clé de voûte de notre stratégie » précise-t-il, pour contraindre des milliers de jeunes à accepter les emplois précaires et sous-payés.
En matière de sécurité, le gouvernement va très loin. Il envisage en effet d'autoriser la détention provisoire [4] des mineurs de 13 à 16 ans, de traduire en comparution immédiate [5] les mineurs de 13 à 18 ans et même d'ordonner des « sanctions éducatives » [6] pour les enfants à partir de 10 ans. Le même jour, la cour d'appel de Paris a prononcé un non-lieu général dans l'affaire du sang contaminé. Les conseillers ministériels, les responsables administratifs et les médecins qui ont couvert la commercialisation du sang contaminé par le virus du sida ne seront jamais jugés alors qu'un gamin, accusé d'un délit sur la base d'un simple rapport de police, sera immédiatement mis en prison et traduit en justice.
Ces mesures répressives visent à faire rentrer dans le rang les milliers de jeunes qui n'acceptent ni l'impasse du système scolaire fondé sur une sélection qui les pousse à l'exclusion ni l'impasse des petits boulots, alors que la société bourgeoise glorifie « les nouveaux seigneurs » qui « engrangent tous les bénéfices » et a plein d'indulgence pour les hommes politiques soupçonnés ou jugés coupables de détournement de fonds publics.

La droite reste divisée

En 1848, la bourgeoisie a massacré, déporté, emprisonné des dizaines de milliers de travailleurs, elle a enterré la République, trop sociale à son goût, et elle a donné les pleins pouvoirs à Louis-Napoléon Bonaparte pour rétablir l'Ordre. En 2002, Jacques Chirac a exploité jusqu'à la nausée les faits divers que les télévisions, privées et publiques, ont complaisamment mis en scène. Une fois plébiscité, grâce à la complicité de la gauche, il s'empresse de donner des moyens exceptionnels aux policiers et de restreindre considérablement « la présomption d'innocence ». Qualifié d'« escroc » à la veille des élections, il profite d'une Assemblée soumise pour se doter d'un arsenal policier et judiciaire de nature à casser du jeune, surtout du jeune issu des banlieues et de préférence d'origine étrangère. Après avoir instrumentalisé la peur des exclus de la société libérale, la droite met en place des dispositifs qui reprennent, sur le fond, la politique de l'extrême droite.

La gauche, réduite à l'opposition verbale par sa stratégie de soutien sans réserves à Jacques Chirac, se contente d'arguments techniques pour dénoncer les « abus » de la politique sécuritaire de Jean-Pierre Raffarin. C'est François Bayrou, président de l'UDF, qui paradoxalement a donné le ton des conflits des cinq années à venir : « En réalité, vous avez devant vous la tâche la plus lourde qu'aucun pouvoir, aucun gouvernement, aucune majorité ait eu à conduire depuis quarante années, depuis le drame algérien. » En clair, il a fait allusion au risque de guerre civile. La crise qui couve est connue par ceux-là même qui en sont les bénéficiaires : « la fracture sociale » s'aggrave dangereusement. Il y a d'un côté des riches de plus en plus riches et de l'autre des pauvres de plus en plus pauvres. Le projet de privatisation d'EDF [7] comme celui de la remise en cause du droit de grève dans les services publics, notamment dans les transports, constituent de nouvelles provocations contre les travailleurs.

Les dissensions apparues au sein du gouvernement montrent que, malgré une majorité écrasante, ces « messieurs » savent que leur pouvoir est fragile. En 1993, la droite était majoritaire avec 257 députés pour le RPR et 215 pour l'UDF, mais elle était aussi très divisée. Après la candidature d'Edouard Balladur en 1995, Jacques Chirac a craint que l'UDF ne se soumette pas à sa volonté de diriger toute la droite. En 2002, l'UMP malgré ses 369 députés n'est encore qu'une coquille vide, sans statuts, mais propriétaire d'un pactole d'environ 18 millions d'euros grâce à la loi de financement des partis. Ce « machin », comme aurait dit de Gaulle, qui méprisait les combines d'appareil, a été créé à la hâte pour emporter les élections. Alain Juppé, son président, ne fait pas l'unanimité et Michèle Alliot-Marie, encore présidente du RPR, a demandé que le futur président du parti soit élu par les militants [8].

La hargne sécuritaire de la droite est le reflet de sa peur de perdre le pouvoir qu'elle vient de conquérir à la faveur d'un plébiscite. Elle sait qu'elle n'est pas à l'abri d'un choc aussi brutal que la dissolution de 1997, qui a permis à la gauche, conduite par Lionel Jospin, de cohabiter avec Jacques Chirac. Or, depuis 26 ans, ce dernier n'a qu'un seul objectif : réduire les centristes et les libéraux à la portion congrue. Présents à la fois dans et en dehors du nouveau rassemblement de la droite, les centristes gardent les moyens de contrer ce projet. La composition du gouvernement Raffarin montre que le partage du pouvoir entre les deux formations de la droite n'est pas forcément à l'avantage des anciens gaullistes. L'année qui vient sera certainement décisive dans la lutte fratricide entre le RPR et l'UDF pour dominer la droite.

Serge LEFORT
8-13 juillet 2002

Publié en français par WSWS
Traduit en anglais par WSWS

[1] Jacques Chirac n'a pas été élu le 5 mai 2002 sur la base d'un programme, mais il a surfé sur la vague anti-Le Pen et il a bénéficié de la mobilisation de l'extrême gauche et de la « gauche plurielle » en sa faveur. La reddition sans conditions de tous les réformistes, qui se réclament encore de la classe ouvrière, lui a permis de l'emporter sans faire campagne avec un score digne de celui de Louis-Napoléon Bonaparte en 1848. Trois ans plus tard, le 2 décembre 1851, ce dernier organisa un coup d'État pour rétablir l'Empire contre la République sociale et réprimer sauvagement les travailleurs. La peur du « facho » en 2002 a remplacé celle des « rouges » en 1848.
[2] Historiquement il s'agit du Parlement anglais convoqué par Charles 1er en 1640, dissous par Cromwell en 1653 et rappelé à deux reprises au gré de la volonté du dictateur.
[3] Assemblée élue en 1919, grâce à l'alliance de la droite conservatrice et des centristes contre « le péril bolchevique », qui réprima massivement les grandes grèves de 1920.
[4] Cette procédure renforce le pouvoir policier au détriment du pouvoir judiciaire. La détention provisoire crée aussi les conditions d'une société carcérale dans laquelle les jeunes délinquants apprennent « la loi du milieu » (prostitution et drogue) et tissent des liens avec les trafiquants.
[5] Cette mesure, déjà contestée pour les majeurs car elle privilégie l'accusation policière sans donner les moyens à l'inculpé d'assurer sa défense, est particulièrement discriminatoire pour les jeunes que la police soupçonne d'avoir une « personnalité délinquante » sous prétexte que le père est au chômage.
[6] Ce que le Premier ministre appelle pudiquement des « centres éducatifs » sont les maisons de correction qui avaient été abolies du fait de leur inefficacité. Les jeunes seront incarcérés dans les quartiers des mineurs des prisons ordinaires où ils subiront la violence carcérale.
[7] Compagnie de distribution de l'électricité (nationalisée). Après la privatisation de l'eau, celle de l'électricité marque une nouvelle étape de l'appropriation privée des ressources énergétiques.
[8] L'objectif de Jacques Chirac, qui a pris acte de l'échec de l'Union en mouvement (UEM) dirigé par François Fillon, est de créer un parti unique de la droite (gaullistes, centristes et libéraux). Présidé par Alain Juppé, l'UMP ne deviendra un parti qu'en octobre 2002 et ne réunira son premier congrès qu'au printemps 2003.

2 juillet 2002

La guerre de l'eau

L'invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1990 fut le prétexte qu'attendait le gouvernement Bush pour contrôler militairement les ressources pétrolières du Moyen-Orient. L'attentat des Twin Towers le 11 septembre 2001 fut l'occasion attendue par le gouvernement de Bush junior pour occuper l'Afghanistan [1]. Ce pays représente en effet la position stratégique en Asie centrale pour contrôler le pétrole de la mer Caspienne et contenir l'Inde et la Chine, les deux puissances régionales que les Etats-Unis veulent absolument maintenir dans ce rôle.

Les soubresauts du groupe Vivendi Universal, dirigé par le PDG français Jean-Marie Messier, est aujourd'hui l'occasion, certainement préparée depuis longtemps dans les coulisses par le capitalisme américain, pour contrôler la ressource stratégique du XXIe siècle : l'eau. Le gouvernement israélien, à l'échelle locale, a conquit le Golan pour la même raison. Les États-Unis ne pouvaient utiliser leur puissance militaire contre un pays d'Europe, membre de l'OTAN, pour faire main basse sur le traitement et la distribution de l'eau. Il suffisait de satisfaire les appétits mégalomaniaques du french businessman en lui offrant la jouissance d'un duplex de 530 m2 à Manhattan, de le laisser réaliser des montages financiers périlleux et de manipuler les cours boursiers pour provoquer sa chute.

En France, les politiques de droite comme de gauche ont soutenu le rêve américain de l'ex-PDG de la Compagnie générale des eaux, mais ils n'ont pas été récompensé par ce Rastignac [2], qui a annoncé, de New York et en anglais, que «l'exception culturelle française est morte». Le nouveau gouvernement sera confronté au bilan désastreux de cette aventure financière. L'enjeu est le contrôle de Vivendi environnement qui constitue 50% des avoirs du groupe. Vivendi Water, groupe issu de la Générale des eaux [3], est le numéro 1 mondial des métiers de l'eau : il fournit de l'eau potable, propose des services de collecte d'eaux usées et gère des installations d'assainissement d'eau pour plus de 110 millions de clients dans plus de 100 pays. En France, avec Générale des Eaux, Vivendi Water dessert plus de 8000 collectivités locales, soit 43 millions d'usagers.

Après la chute spectaculaire de Jean-Marie Messier, il faut s'interroger sur les raisons d'un tel revers. En effet, le titre Vivendi Universal, qui s'était effondré de plus de 25% le mardi 2 juillet et de près de 22% le mercredi 3 juillet, a rebondi ce jeudi 4 juillet de 15,11% alors que la situation économique du groupe ne s'est pas modifiée. Certains actionnaires voulaient certainement la peau du trop médiatique Jean-Marie Messier et de nombreux spéculateurs se sont engouffrés dans la brèche. Mais qui manipule le cours de l'action et dans quel but ? Jean-René Fourtou, ex-PDG du groupe Adventis (fusion des groupes pharmaceutiques français Rhône-Poulenc et allemand Hoechst) a été mandaté pour démanteler Vivendi Universal. La famille Bronfman, premier actionnaire du groupe, est sur les rangs pour prendre le contrôle de Vivendi Water. Jean-Marie Messier aura été l'instrument idéal pour réaliser cet objectif.

Serge LEFORT
2-4 juillet 2002

[1] Il a, très certainement, laissé s'organiser cet attentat comme les services secrets avaient laissé se préparer l'attaque aérienne de la base navale américaine de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 afin de déclarer la guerre au Japon. L'attaque de Pearl Harbor et l'attentat du World Trade Center ont été utilisés, à chaque fois, par le gouvernement américain pour rallier la population américaine à la guerre qu'il préparait. Il suffit de lire Zbgniew Brzezinski (Le grand échiquier : l'Amérique et le reste du monde, Editions Bayard, 1998) pour savoir que l'Asie centrale, en général, et l'Afghanistan, en particulier, sont un objectif stratégique de l'impérialisme américain pour maintenir leur domination mondiale.
[2] Personnage créé par Balzac qui incarne le type de l'arriviste, ambitieux peu scrupuleux.
[3] La Générale des eaux et la Lyonnaise des eaux ont construit leur fortune sur l'appropriation privée de la distribution de l'eau.

26 juin 2002

La guerre du SMIC n'a pas eu lieu

Le gouvernement Raffarin I [1] s'est vanté d'avoir résolu le long conflit des médecins généralistes en leurs accordant une augmentation du prix de la consultation, qui est passé de 18,5 à 20 euros (+ 7.5 %). Le gouvernement Raffarin II [2] a annoncé, avant même la réunion avec les syndicats, qu'il limiterait l'augmentation du SMIC [3] au 1er juillet à la hausse légale de 2,4 % sans le «coup de pouce» supplémentaire que les précédents gouvernements avaient accordé lors du changement de majorité. Alain Juppé avait accordé 2,2 % de plus que le minimum légal en 1995 et Lionel Jospin 2,26% en 1997, mais M. Raffarin a lui-même déclaré : «Le SMIC augmentera de 2,4 % au 1er juillet, pour le reste on verra après». Point final.

La gauche et les bureaucraties syndicales ont eu beau jeu d'ironiser sur le Premier ministre qui «aime tant la ?France d'en bas? qu'il souhaite sans doute qu'elle reste en bas». Mais, au-delà d'une dénonciation de principe du nouveau gouvernement de droite, aucun parti ni aucune organisation syndicale n'a appelé les travailleurs à s'opposer par la grève à Jean-Pierre Raffarin (Premier ministre), à Francis Mer (ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie) et à François Fillon (ministre des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité) comme l'avaient fait les médecins. Les 2,7 millions de smicards [4], qui représentent 13 % de la population active, n'ont eu droit qu'à des formules aussi creuses que démobilisatrices.

Démagogues réformistes

Le PCF clame que «le masque est tombé». Le PS accuse le gouvernement d'«oublier ses promesses» (Jean-Marc Ayrault président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale). La CGT parle d'«une très mauvaise carte postale envoyée par le gouvernement» (Bernard Thibault secrétaire général). La CFDT estime que Jean-Pierre Raffarin a fait un «faux pas» (François Chérèque secrétaire général). FO lui donne un «carton jaune» pour sa «maladresse» (Marc Blondel secrétaire général). Enfin, la CFTC déclare être «déçue» (Michel Coquillion porte-parole). Toutes ces envolées verbales ne font pas oublier que les mêmes ont appelé sans aucune retenue les travailleurs à voter pour Chirac le 21 avril et lui ont donc donné un chèque en blanc pour réaliser sa politique anti-sociale.

Que proposent ces démagogues réformistes aux millions de smicards et aux millions de chômeurs ? Rien ! Michelle Biaggi, porte-parole de FO, assure hypocritement que «Force ouvrière sera aux côtés des personnels s'ils veulent se battre pour leurs salaires». Que penser d'un général qui laisserait ses troupes aller au combat sans objectif, sans stratégie et sans logistique et qui se contenterait de les regarder à l'arrière du front en les encourageant mollement ? C'est Marc Blondel, le leader de Force ouvrière, qui a le mieux résumé le reproche que fait les bureaucrates au gouvernement de Jean-Pierre Raffarin : «Il aurait pu respecter les organisations syndicales». En clair, elles ne s'opposent pas au gouvernement sur le fond mais sur la forme ! La métaphore footbalistique illustre non pas l'iniquité de la mesure mais seulement la maladresse de son annonce prématurée.

La gauche ne voulait pas s'opposer au gouvernement car elle est responsable d'une situation «abracadabrantesque». La loi du 11 février 1950, qui institua le SMIG [5], s'inscrivait dans le cadre de procédures de règlement des «conflits du travail», c'est-à-dire de la grève, en échange de la participation des syndicats à la gestion des conventions collectives. Celle du 2 janvier 1970 a remplacé le SMIG par le SMIC en l'indexant sur le taux de l'inflation. La loi Aubry de 1998 a compliqué le système en créant des niveaux de référence variables selon la date de passage aux 35 heures. Ainsi, on compte sept SMIC au 1er juillet 2002 et on en comptera dix en 2005 ! François Chérèque reconnaît d'ailleurs que «nous avons aujourd'hui jusqu'à 111 euros par mois de différence entre deux smicards» due à l'application des 35 heures.

Vae victis !

François Fillon peut se permettre de lancer : «Voilà des gens qui étaient au pouvoir il y a encore quelques jours, qui n'ont pas augmenté le SMIC en 1999, qui ne l'ont pas augmenté en 2000 et qui en 2001 ont fait un coup de pouce qui était plus que symbolique [0,27 %], qui aujourd'hui sont en train de nous donner des leçons». La gauche au pouvoir a favorisé les subventions aux entreprises (350 milliards de francs), elle a développé le travail précaire, mis en place le PARE et maquillé les chiffres du chômage (les radiations de demandeurs d'emploi ont progressé de 60 % en un an). Le SMIC n'est pas une conquête sociale, c'est un dispositif qui, au fil des gouvernements, profite d'abord aux entreprises par des charges sociales réduites (environ 15 % de cotisations pour un SMIC à 35 heures contre 40 % pour un emploi "normal").

Le MEDEF et le gouvernement utilisent aujourd'hui les mêmes arguments qu'hier pour freiner l'augmentation des bas salaires. Quand le MEDEF affirme qu'«un point d'augmentation supplémentaire du SMIC risquerait de détruire 29 000 emplois» et que François Fillon déclare «on ne peut pas charger la barque du coût du travail sans prendre le risque d'augmenter le chômage», ils reprennent les arguments de M. de Villoutreys qui affirmait, en 1950 au nom de la commission de la production industrielle, «La commission ne voit pas sans inquiétude rétablir la liberté des salaires, car l'alourdissement des prix de revient, non seulement nous priverait des marchés extérieurs, sources indispensables de devises, mais mettrait encore nos industriels en posture difficile sur le marché national».

La droite savait bien que les partis de gauche et les organisations syndicales, qui ont fait élire Jacques Chirac, ne s'opposeraient pas en actes à une simple revalorisation légale du SMIC. Derrière ses rondeurs, Jean-Pierre Raffarin leur a montré qui était le patron. Il a marqué un point en prévision des futures négociations : l'harmonisation des SMIC, l'emploi des moins de 25 ans et des plus de 50 ans, les retraites, la mise en place des 35 heures dans la fonction publique et les PME-PMI [6], le service minimum de la RATP [7] et le SNCF [8], etc. Les gesticulations verbales ne changent rien. Le MEDEF et le gouvernement savent bien que les syndicats se contenteront de participer aux futures négociations et demanderont seulement ne pas «être court-circuités dans la procédure».

Serge LEFORT
25 juin 2002

Publié en français par WSWS
Traduit en anglais par WSWS

[1] Nommé après le second tour de l'élection présidentielle du 5 mai 2002.
[2] Nommé après le second tour des élections législatives du 16 juin 2002.
[3] Salaire minimum interprofessionnel de croissance.
[4] Salariés qui sont payés au SMIC.
[5] Salaire minimum interprofessionnel garanti.
[6] Petites et moyennes entreprises (PME-PMI).
[7] Compagnie du métro de la région parisienne (nationalisée).
[8] Compagnie nationale des chemins de fer (nationalisée).

22 juin 2002

Leçons d'une défaite

Le soir du 21 avril 2002, la gauche a délibérément préféré prendre le risque de perdre les élections législatives plutôt que de faire le bilan de sa défaite. Le Parti communiste français (PCF) et le Parti socialiste (PS) ont mobilisé leurs troupes pour les mettre au service de Jacques Chirac, le représentant de la bourgeoisie. La gauche gouvernementale a payé cash ce soutien inconditionnel en perdant 136 députés et en n'occupant plus que 31 % des sièges contre 54 % dans la précédente Assemblée. Si la droite a globalement gagné 148 sièges, c'est la nouvelle UMP qui occupe 64 % des sièges contre 23 % dans l'Assemblée sortante. Le 16 juin 2002, Jacques Chirac a pris sa revanche sur Valéry Giscard d'Estaing qui, le 19 mai 1974, avait pris l'avantage dans la course au leadership de la droite divisée. Il a gagné le combat qu'il mène depuis 1976, date de la création du RPR, pour dominer la droite issue du gaullisme en marginalisant l'UDF et en excluant le FN.

Défaites symboliques à gauche

Même si le PCF amortie sa chute en préservant un groupe parlementaire, la défaite de Robert Hue symbolise l'impasse de la politique du parti depuis 1981, fondée sur l'abandon de la lutte des classes en échange de quelques fauteuils ministériels. Le «tournant de la rigueur», mené par Pierre Mauroy en 1983, et le ralliement masqué de la gauche au néolibéralisme, a montré la réalité de la participation des communistes au gouvernement : servir de caution pour faire accepter à la classe ouvrière la politique anti-sociale du gouvernement. Cette aspiration à gérer les affaires de la bourgeoisie n'était pas nouvelle, puisque le PCF avait déjà vendu son influence sur la classe ouvrière, de 1945 à 1947, pour partager le pouvoir avec les sociaux-démocrates de la SFIO et les démocrates-chrétiens du MRP. Demain, le PCF jouera un rôle marginal dans la recomposition de la gauche.

Le PS reste la principale force politique à gauche, mais il est amputé de nombreuses personnalités sur lesquelles reposait la stratégie de Lionel Jospin. La chute de Martine Aubry à Lille, jadis bastion de la classe ouvrière, symbolise le désaveu politique du gouvernement Jospin. Elle illustre combien ce parti d'énarques [1] était loin des préoccupations des couches populaires. La loi sur les 35 heures, la loi Aubry que le gouvernement a voulu faire passer pour une conquête sociale à l'image de celle de 1936 sur les 40 heures, a surtout bénéficié aux travailleurs privilégiés du secteur privé. Cette loi a introduit la déréglementation de la durée hebdomadaire du travail au profit de l'annualisation, de la flexibilité et donc de l'individualisation de la durée du travail. La loi Aubry I a aussi permis aux entreprises de financer leur restructuration organisationnelle et managériale avec les aides de l'État. Elle a eu, selon tous les experts, des effets très limités sur l'emploi, puisque les créations subventionnées étaient déjà programmées, mais son financement fut et sera de plus en plus problématique. Ce sont les travailleurs précaires et les retraités, qui n'en bénéficient pas, qui paieront lourdement ce cadeau aux entreprises.

La déroute de Jean-Pierre Chevènement et de son Pôle républicain est symbolique à gauche, comme à droite celle du RPF et du MPF, de l'échec de l'idéologie «souverainiste» qui résistait au développement de l'Union Européenne. Le passage sans heurt à la monnaie unique, en janvier 2002, a sapé les bases d'une réaction nationaliste que seule l'extrême droite populiste revendique encore : «Les législatives ont fait place nette. Tous nos concurrents, villéristes, pasquaïens ou chevènementistes, ont été balayés.» (Bruno Gollnish, numéro 2 du FN, dans Libération du 22 juin 2002). L'UDF avait initialisé la conversion de l'État et du capitalisme français à l'Union Européenne afin que les entreprises françaises restent compétitives dans la réorganisation du marché mondial après la crise pétrolière de 1974, le PS et le PCF l'ont réalisé et le RPR s'y est rallié.

Enfin, les Verts subissent passivement l'échec de Dominique Voynet. Les écologistes, longtemps accrochés à l'idéologie «ni droite ni gauche», ont profité de la stratégie du PS de la «gauche plurielle», destinée en fait à réduire l'influence du PCF, pour participer au gouvernement. La remise en cause de la loi littorale en Corse a montré combien les écologistes étaient moins attachées à la défense de l'environnement – l'aménagement écologique du capitalisme – qu'à leur strapontin ministériel.

Fragilité d'une victoire à droite

La victoire de Chirac le 5 mai et celle de l'UMP le 16 juin restent très fragile. La nouvelle Assemblée, dominéepar l'UMP, ne représente pas le pays réel puisque plus de 42 % des électeurs ont refusé de choisir entre la gauche et la droite qui soutiennent le même projet politique, celui du néo-libéralisme. Ainsi, la majorité présidentielle ne représente que 28 % des inscrits. L'absence de représentation des 3 millions de voix d'extrême gauche et des 5,5 millions de voix d'extrême droite pèsera lourd dans les cinq ans à venir face aux 9,2 millions de voix de la gauche et des 10,8 millions de voix de la droite. Ces 8,5 millions de voix, exclus du Parlement, représentent, même d'une manière déformée, les exclus de la croissance et les exclus de la société : les travailleurs précaires, les chômeurs et les pauvres (RMIstes et SDF [2]).

Ces voix, la gauche les a ignorées pendant cinq ans et la droite ne les entendra naturellement pas. Le gouvernement Raffarin est bien décidé à transformer la victoire politique de Jacques Chirac et de l'UMP en victoire sociale et à faire payer aux travailleurs la défaite de la gauche gouvernementale en augmentant, par exemple, de 3,6 % le prix de la Carte Orange en Ile-de-France. Les partis de gauche ont fait faillite. Les organisations trotskystes qui, activement ou passivement, ont contribué au plébiscite en faveur de Chirac et donc à la victoire de l'UMP sont disqualifiées pour mener les luttes politiques de demain. Plus que jamais s'impose donc la nécessaire construction d'un parti qui représente les intérêts de classe des travailleurs à l'échelle mondiale.

Serge LEFORT
22 juin 2002
Publié en français par WSWS
Traduit en anglais par WSWS

[1] Ancien élève de l'École nationale d'administration (ENA) qui forme les élites, de gauche et de droite, aux fonctions de l'État.
[2] RMIstes, chômeurs en fin de droits qui touchent un Revenu minimum d'insertion (RMI) égale à environ la moitié du Salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC). Sans domicile fixe (SDF), exclus sans travail, sans revenus et sans toit.

20 juin 2002

Bilan d'une faillite

La campagne de l'élection présidentielle en France aurait pu être l'occasion d'un débat sur le trotskysme à la suite des révélations de l'appartenance de Lionel Jospin Premier ministre-candidat à l'OCI. Il n'en fut rien parce que l'intéressé a tout fait pour dissimuler son passé au sein de cette organisation et parce que le Parti des travailleurs (PT ex-OCI), la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et Lutte ouvrière (LO) sont restés sur la défensive.

Mensonges de Jospin

En 1995, des journalistes avaient déjà posé la question à Lionel Jospin, mais il avait farouchement nié son l'appartenance à l'OCI en prétextant qu'ils le confondaient avec son frère. Il a réitéré ses mensonges jusqu'au mardi 5 juin 2001 où, suite à un article publié dans Le Monde et à la question d'un député : «Un journal fait état de votre appartenance, jusqu'en 1971, à l'Organisation communiste internationale, mouvement trotskiste révolutionnaire. Il fait état de relations que vous auriez entretenues avec cette OCI jusqu'en 1981, tout en étant membre du Parti socialiste. Cet engagement, s'il est réel, n'était pas un engagement de jeunesse : c'était un engagement de l'âge mûr. Cette appartenance, vous l'avez toujours niée. Aujourd'hui, les circonstances me conduisent à vous demander si les faits relatés sont exacts, et si c'est le cas, pour quelles raisons les avez-vous jusqu'à présent dissimulé ?», Jospin a à moitié avoué : «Il est vrai que, dans les années 60, j'ai marqué de l'intérêt pour les idées trotskistes, et que j'ai noué des relations avec l'une des formations de ce mouvement. Il s'agit là d'un itinéraire personnel, intellectuel et politique, dont je n'ai en rien, si c'est le mot qui convient, à rougir.» en ajoutant «Par rapport à cette pensée, ces engagements, qui ont relevé de rencontres intellectuelles, de conversations privées, je n'ai donc à formuler ni regrets ni excuses. J'ai rencontré dans ces contacts quelques hommes remarquables, et cela a contribué à ma formation. Se pose une deuxième question: pourquoi n'en ai-je pas parlé plus tôt ? Eh bien, honnêtement, mesdames et messieurs les députés, parce que je crois que cela n'intéressait personne.»

Victoire transformée en défaite

Ce débat public fait d'autant plus défaut aujourd'hui que ces trois organisations trotskystes (le PT, la LCR et LO) ont recueilli près de 3 millions de voix le 21 avril 2002 à l'issue du premier tour de l'élection présidentielle (soit presque le double qu'en 1995) alors que Lionel Jospin en a perdu 2,5 millions. Pour la première fois depuis l'exclusion de l'Opposition de gauche en 1927 et la liquidation physique de ses militants par la bureaucratie stalinienne (Trotsky fut assassiné en août 1940 à Coyoacán, dans la banlieue de México, sur l'ordre de Staline), des organisations se réclamant du trotskysme ont non seulement remporté un succès électoral dans la démocratie bourgeoise d'un pays développé, mais ont aussi gagné trois fois plus de voix que le Parti Communiste Français - dernier bastion stalinien en Europe.

Cet événement, qui aurait pu être majeur dans l'histoire du mouvement ouvrier international, a pratiquement été escamoté par les commentateurs et, surtout, il a été volontairement marginalisé par ceux-là mêmes qui venaient de remporter ce succès. Le silence du PT et les déclarations de la LCR et de LO ont eu pour effet de transformer cette victoire en défaite. Chaque organisation a comptabilisé comme un vulgaire épicier ses propres voix sans jamais en revendiquer la totalité, qui était pourtant le signe d'une radicalisation de plus de 10 % des électeurs. Trois millions de travailleurs, de chômeurs, de pauvres et d'exclus ont utilisé leur bulletin de vote pour dire «Non» à la droite et à la gauche gouvernementale qui avait trahi depuis longtemps les espoirs d'un changement politique et social. Pire encore, LO s'est désolidarisée de ceux qui avaient préféré le jeune facteur (Olivier Besancenot) à la retraitée du Crédit Lyonnais (Arlette Laguiller).

Le soir du 21 avril, les organisations trotskystes, fortes de leur audience qui allait bien au-delà de leur score électoral, avaient les moyens de s'adresser aux travailleurs, aux militants du PCF ébranlés par le recul historique de leur candidat (Robert Hue), aux militants du PS sonnés par la défaite de Jospin, et de les appeler à boycotter le second tour de l'élection présidentielle. Elles avaient la possibilité d'utiliser la télévision pour faire une déclaration sans aucune ambiguïté et dire que la classe ouvrière ne devait pas prendre part au duel Chirac-Le Pen, qu'elle n'avait pas à départager «l'escroc» du «facho» et qu'elle ne devait pas venir au secours de la droite pour qualifier Chirac dans la stratégie qu'il conduit depuis 26 ans pour reconstruire la droite sur les ruines du gaullisme.

L'extrême gauche trotskyste avait une chance historique de peser politiquement, mais elle n'a pas assumé ses responsabilités. La LCR a appelé à voter Chirac pour soi-disant faire barrage à Le Pen, alors qu'il n'avait aucune chance de l'emporter. LO, de son côté, a tergiversé entre l'abstention et le vote blanc ou nul avant de laisser chaque travailleur décider individuellement ce qu'il voulait faire dans «le secret de l'isoloir». Activement et passivement, la LCR et LO ont contribué au plébiscite en faveur de Jacques Chirac.

Désaveu politique des partis

Quel était le rapport des forces le 21 avril ? La qualification de Jean-Marie Le Pen, par défaut [1], a masqué l'échec retentissant de tous les partis représentés à l'Assemblée nationale et la poussée significative de l'extrême gauche trotskyste.

Globalement, la droite représentée par Jacques Chirac, François Bayrou et Alain Madelin [2] a perdu 3 millions de voix – respectivement 680 000 voix pour le RPR et 2,3 millions pour l'UDF et DL. Dans la perspective, annoncée d'avance par les médias sur la base d'enquêtes d'opinion, d'un affrontement Chirac-Jospin, une partie de l'électorat de droite s'est réfugiée dans l'abstention ou s'est radicalisée vers l'extrême droite. La «gauche plurielle» a volé en éclats. Lionel Jospin (PS), qui se félicitait d'un bilan exceptionnel, a été massivement désavoué par 2,5 millions d'électeurs. Le PCF a payé son absence de perspectives politiques en dehors d'une participation gouvernementale en perdant 1,6 millions de voix. Une partie de l'électorat de gauche s'est abstenue ou s'est radicalisée vers l'extrême gauche.

Le désaveu massif de tous les hommes politiques – de droite comme de gauche – qui se sont partagés le pouvoir depuis vingt ans s'est traduit par un taux d'abstention record (28,39 %) alors que, paradoxalement, la multitude des candidatures diversifiait l'offre politique dans tous les camps, et par une radicalisation d'une partie significative de l'électorat vers l'extrême droite (13,20 %) et vers l'extrême gauche (10,43 %). Au total, les partis parlementaires, qui représentaient 60,49 % des inscrits en 1995, ne représentent plus que 45,76 % en 2002. Cette désaffection est l'indice d'une crise politique que le résultat du deuxième tour a amplifié d'une manière caricaturale par le plébiscite en faveur de Jacques Chirac le 5 mai, avec un score de 82,15 % digne d'une république bananière.

Serge LEFORT
20 juin 2002
Publié en français par WSWS
Traduit en anglais par WSWS

[1] Selon la loi électorale française, ne restent au deuxième tour de l'élection présidentielle que les deux candidats qui ont recueilli le plus de voix au premier tour.
[2] Jacques Chirac représente le Rassemblement pour la République (RPR), François Bayrou l'Union pour la démocratie française (UDF) et Alain Madelin Démocratie libérale (DL).

16 juin 2002

Leçons des élections en France

À l'heure où nous écrivons, nous ne connaissons que des estimations sur les résultats du second tour des élections législatives qui se sont déroulées en France ce dimanche 16 juin

La première leçon de ce scrutin est le taux très élevé de l'abstention. Après la victoire de Jacques Chirac le 5 mai (avec un score de 82,15 % digne d'une république bananière) obtenue grâce à la mobilisation de la gauche et de l'extrême gauche, 39 % des électeurs ont refusé de choisir entre la droite et à la gauche gouvernementale. Cette désaffection record est le signe d'un désaveu massif de la classe politique et surtout de la gauche après les 14 ans de la présidence de François Mitterrand et les 5 ans du gouvernement de Lionel Jospin. Il est significatif de ce point de vue que Martine Aubry, qui a mis en place les 35 heures, et que Robert Hue [1], qui a soutenu toutes les lois anti-sociales, soient battus.

La deuxième leçon de ce scrutin est le nombre d'élus des députés de droite. Alors que Jacques Chirac n'avait rassemblé au premier tour de l'élection présidentielle que 19,88 % de voix, soit un recul de 682 398 voix par rapport à 1995, et que l'UDF [2] avait perdu 2 256 670 voix, la droite devrait remporter au deuxième tour des élections législatives 400 sièges dont 380 pour l'UMP. Le parti chiraquien obtient donc à lui tout seul 65 % des sièges, un record historique depuis la création de la Ve République en 1958. Le scrutin majoritaire a bien évidemment pénalisé la gauche, qui paye cash la défaite de Lionel Jospin et son soutien sans conditions à Jacques Chirac le 21 avril.

La troisième leçon de ce scrutin est la bipolarisation à l'extrême de la représentation nationale au détriment de toutes les autres forces politiques. L'UMP et le PS ont réalisé un hold-up sur le pactole du financement des partis et groupements représentés au Parlement [3]. L'absence ou la représentation marginale des autres organisations politiques pèsera lourd pendant les cinq années de la présidence Jacques Chirac, car les forces sociales s'exprimeront ailleurs que dans un Parlement confisqué. Ces dernières élections ont ouvert une crise politique qui s'ajoute à la crise économique et sociale qui mine la France depuis 30 ans.

Face à la déroute du PCF et à la défaite du PS, les travailleurs et les millions de chômeurs, de pauvres et d'exclus ont besoin d'un parti qui représente leurs intérêts de classe non seulement en France, mais aussi en Europe et dans le monde. Cette tâche est urgente, car sans réponse politique la classe ouvrière sait qu'elle paiera très cher l'échec de la gauche gouvernementale.

Serge LEFORT
16 juin 2002
Publié en français par WSWS
Traduit en anglais par WSWS


[1] Secrétaire général du Parti communiste français (PCF) et candidat à l'élection présidentielle.
[2]] Á l'élection présidentielle de 1995, Edouard Balladur avait tenté de rassembler toute la droite non gaulliste : l'Union pour la démocratie française (UDF) et Démocratie libérale (DL).
[3] Chaque parti recevra plus de 45 000 euros par député élu.