C'est pourquoi un simple «pépin de santé» de Jacques Chirac est nécessairement un événement politique important. Paradoxalement, son séjour d'une semaine au Val-de-Grâce a confirmé que cétait bien lui le chef de l'État, et non Villepin, encore moins Sarkozy. Les Français ne s'y sont pas trompés : loin de l'affaiblir, sa maladie lui a valu huit points de popularité supplémentaires. Mitterrand moribond avait connu la même embellie : ce nest pas seulement affaire de compassion, c'est affaire de légitimité. Nous sommes donc condamnés à vivre au gré de la santé des chefs de l'État, d'autant plus que nous les choisissons de plus en plus vieux. Successivement, l'âge et la santé de Charles de Gaulle, Georges Pompidou, François Mitterrand et maintenant Jacques Chirac ont fait l'objet de préoccupations et de spéculations. Seul Valéry Giscard d'Estaing a échappé à la règle, et cela parce que le peuple lui a signifié son congé plus tôt.
Deux principes entrent ici en contradiction : celui de la transparence nécessaire quand il s'agit de la santé du chef de l'État ; celui de la protection de la vie privée, principe nouveau qui n'existait pas jadis. Les reines de France accouchaient en public pour que la légitimité de leurs enfants soit hors de question ; les maladies des rois étaient elles aussi des événements publics. Celle de Louis XV, par exemple, est restée célèbre ; le Bien-Aimé devenu le mal aimé a littéralement pourri sous le regard de la cour et de la ville. Quant aux capacités sexuelles des Grands, elles faisaient l'objet de spéculations permanentes.
Pour satisfaire au principe de transparence tout en protégeant la vie privée, il suffirait, comme on l'a proposé pour en finir avec cette irritante question, qu'un collège indépendant de trois médecins de grande réputation soit désigné par le Conseil constitutionnel. Il devrait procéder à un examen périodique du chef de l'État et publierait un bulletin de santé chaque fois qu'il le jugerait nécessaire. C'est à lui, en outre, qu'il incomberait de prononcer un avis technique sur une éventuelle incapacité du président à exercer ses fonctions.
Au-delà des questions proprement médicales, il est souhaitable que la vie privée des hommes publics soit respectée. La couverture récente de «Paris Match» montrant Cécilia Sarkozy en compagnie de son amoureux était inopportune et choquante. Cela dit, l'implication croissante de la famille des hommes politiques dans leur activité publique encourage la confusion. Après tout, il ne serait venu à l'idée de personne de dire que les relations de Louis XIV avec Mme de Maintenon ou de Louis XV avec la Pompadour relevaient de leur vie privée.
Le léger accident de Jacques Chirac n'a fait que renforcer une évidence apparue lors du référendum raté du 29 mai dernier : il ne pourra pas être de nouveau candidat en 2007. Pour continuer à filer la métaphore monarchique, deux candidats au trône sont dès lors apparus ipso facto : le premier, issu de la branche aînée, a le profil aristocratique qui convient ; le second, issu de la branche cadette, est un bourgeois orléaniste pur. Comme tous les Orléans, il voue une haine sans faille aux représentants de la branche aînée : en 1793, Nicolas-Egalité eût voté la mort du roi. Une analyse marxiste sommaire conduirait à penser qu'au-delà de ces apparences, l'un et l'autre défendent les mêmes intérêts de classe. Ce nest pas tout à fait le cas. L'un en appelle à l'acclamation publique, l'autre à l'élection ; l'un défend la vision gaulliste de l'État au-dessus des intérêts particuliers ; l'autre le caractère bénéfique pour tous de la promotion de la classe dominante. À la lumière de l'Histoire de France, quel beau match en perspective !
Jacques Julliard
15 Septembre 2005
Le Nouvel Observateur
Lire aussi :
Jean-Jacques Delfour, Les deux corps du président de la République, Philosophie du visible, 22 janvier 2009.
Comme on le sait depuis Kantorowicz, ce corps est toujours double : d’un côté, le corps du roi, ou du chef de l’État, est un corps spirituel, rattaché à un fondement de légitimité, théologique dans la philosophie politique médiévale, fondé sur une idée du peuple souverain dans le républicanisme moderne ; de l’autre, un corps physique, effectif, visible, palpable, posé comme symbole du précédent. D’où l’invention du protocole, des vêtements royaux, de postures corporelles particulières, de mythes (le sang bleu, etc.), c’est-à-dire un ensemble de signes qui recouvrent le corps physique jusqu’à l’investir de qualités politiques. Le corps et la conscience du chef de l’État sont traversés par des chaînes de signifiants qui assurent la crédibilité sensible et sociale du système symbolique de légitimité et qui reçoivent de ce dernier les significations utiles au bon fonctionnement de l’État (c’est-à-dire l’obéissance aux lois et aux décisions du pouvoir).
Ernst Hartwig Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, Gallimard, 1989.
Ernst Kantorowicz a toujours été passionné par le problème de l'État qui s'incarnait dans le Frédéric II de sa jeunesse, surhomme nietzschéen insufflant au Reich médiéval la majesté et les prétentions universelles de la Rome impériale qu'il opposait aux prétentions également universelles du pape. Mais l'universitaire déraciné, victime tout à tour du nazisme et du maccarthysme, ne pouvait plus, au soir de sa vie, se satisfaire d'une image ambivalente dont il savait trop bien à quel point elle avait fasciné les nazis
Dans ce livre étrange et profondément original, il scrute donc le "mystère de l'État", concentré dans la métaphore des deux corps du roi : le mystère de l'émergence, dans le cadre des monarchies de l'Occident chrétien, entre Xe et XVIIe siècle, au travers et au-delà de la personne physique du Prince, de cette personne politique indépendante de lui bien qu'incarnée en lui, et destinée à vivre un jour de sa vie propre sous le nom d'État. C'est l'alchimie théologico-politique qui a présidé à cette opération capitale que reconstitue l'ouvrage. La transmutation de la figure royale a pour point de départ le modèle des deux natures du Christ. Elle a pour moteur la rivalité mimétique à la faveur de laquelle le pouvoir séculier s'affirme en face de l'Église en s'emparant de ses attributs de corps mystique. Son accomplissement passe enfin par l'installation dans une perspective de perpétuité temporelle qui achève de conférer au corps politique invisible constitué par le Roi et la communauté de ses sujets passés, présents et à venir une réalité légitime supérieure au corps de chair du même monarque. La savoir le plus spécialisé est au service ici de l'exhumation d'un des pans les plus secrets et les plus décisifs du "miracle européen".
Journal de santé de Louis XIV, édition établie et précédée de La Lancette et le sceptre, par Stanis Perez, Jérôme Millon, 2004 [BooksGoogle].
Lorsque l'héritière de M. Fagon, le fils du dernier médecin de Louis XIV, remet en 1744 à la Bibliothèque royale les notes prises au jour le jour sur les maladies et accidents de santé du souverain, le héros du Journal est mort depuis près de trente ans. Le texte est soigneusement rangé dans les collections royales, témoignage discret, sinon secret, sur les désordres physiques du grand prince. Le manuscrit ne sera publié que sous le second Empire, en 1862, dans une édition demeurée, elle-même, unique jusqu'à aujourd'hui. C'est ce texte que publient les éditions Jérôme Millon, avec un commentaire et une introduction remarquables de Stanis Perez. Le document, connu des seuls historiens, se révèle d'un intérêt primordial, non seulement par les détails des maux de l'époque, mais par l'accumulation d'indices qu'il suggère sur le fonctionnement de la royauté, comme sur le savoir de la médecine classique.
Une certitude, tout d'abord: les médecins notent patiemment les épisodes de la vie physique du roi dans un but exclusivement «savant». Ils recensent les maux pour mieux les comprendre, consignent les médications pour mieux les fixer, ou, comme le dit le premier rédacteur, en 1647, «servir d'instruction à mes successeurs aux occasions qui se présenteront à l'avenir durant l'heureux cours de sa vie». Le roi doit être d'autant mieux surveillé qu'il est devenu plus «grand», doté d'un corps plus précieux que jamais: corps étrange à vrai dire, dont la seule présence, dans la monarchie absolue, manifeste d'emblée l'État, sa continuité physique, son «immémoriale» existence, ses impérieuses décisions, alors que l'autre versant de ce corps n'est que l'enveloppe fragile d'une réalité toute mortelle. Incarnation centrale d'un côté, image charnelle et ramassée du territoire et de son unité, incarnation précaire de l'autre, organes offerts aux aléas du mal: tels sont les «deux corps du roi», selon la belle image de l'historien allemand Ernst Kantorowicz.
Le souci de grandeur court sous tous les exemples du texte. La royauté de Versailles et de la cour existe d'abord par ce qu'elle montre. L'architecture, en particulier, prolongeant le corps du souverain, cultivant le monumental, voire la symétrie, au détriment de toute chaleur intime, favorise courants d'air et «vents coulis». Les médecins composent avec les rhumes royaux, le froid des saisons, la rigueur des lieux. Ils composent aussi avec les nécessités de la représentation royale, l'art unique de gouverner en «fusionnant» l'État et le corps du «soleil», cette visibilité constante et obligée du roi, indispensable malgré les maladies, les accidents, les convalescences, les soins.
D'où ces remarques répétées sur des guérisons retardées par les chevauchées, les cérémonies, le «devoir de se faire voir à la cour». D'où le sentiment répété d'une grandeur royale commandant aux courtisans comme aux médecins. D'où, plus encore, les efforts pour masquer des faiblesses dont la seule vue déclencherait l'inquiétude. Les médecins, pénétrés de la majesté de leur patient, en tirent le sentiment d'une grandeur personnelle: celle d'avoir entre leurs mains la «chair» même de l'État.
Les maladies ne manquent pas dans l'existence d'un monarque dont la mort, à 78 ans, témoigne de l'exceptionnelle longévité: la petite vérole (la variole) dans l'enfance, avec ses traces éruptives marquant le visage de l'homme adulte, la blennorragie, les caries, les pertes de dents, la goutte, la gravelle, la fistule anale, la gangrène à la jambe à la fin de la vie, ultime épisode dont le Journal, interrompu sans doute dans l'agitation des quatre dernières années, ne garde pas trace. «Le mythe de la santé inaltérable, distillé par les panégyristes, est rendu caduc par le Journal et ce une fois pour toutes», conclut Stanis Perez.
Les médecins opposent à ce délabrement une suractivité. Le texte témoigne d'une médecine résolument «moderne», prétendant tourner le dos aux croyances et aux superstitions: un art passionné de causes et d'effets. Le résultat n'en est pas moins totalement décalé, voire dérisoire, au regard des repères d'aujourd'hui. La médecine du XVIIe siècle connaît l'anatomie, mais ignore la physiologie, à l'exclusion de la circulation sanguine. Son univers est celui des humeurs, ces «eaux du corps» censées faire seules la qualité des organes, dont la présence est visible à la couleur du visage ou de la peau et repérable selon la forme ou la variété des écoulements survenant au moindre incident.
Ces liquides font aussi les maladies : ils s'échauffent, pourrissent, se dégradent, se déplacent ou stagnent, entraînant autant de dysfonctionnements possibles. D'où cette surveillance constante des évacuations du corps royal pour mieux quêter le moindre danger. Le Journal devient ainsi une foisonnante énumération des selles royales, qui sont, selon les jours, «bouillonnantes», «bilieuses», «écumeuses», «noirâtres», «grisâtres», «rougeâtres» ou encore «bien conditionnées». Il devient aussi une foisonnante énumération des saignées et des purgations prises en toutes circonstances, non seulement pour atténuer les fièvres, les furoncles, les sérosités, mais aussi pour parer à l'agitation des voyages, des veilles, des travaux, comme à celle des deuils ou des soucis. Médecine «moliéresque» sans doute, mais dont on voit bien ici la logique toute mécanique, la volonté d'éclaircissements, d'explications physiques, voire de constats; médecine dont on voit bien aussi la certitude de réussite et d'efficacité.
C'est ce qui oriente encore le regard du médecin sur le corps du malade, conduisant son attention, l'inclinant à sélectionner des symptômes sinon à les fabriquer, inventant des maladies dont le sens ne subsiste guère aujourd'hui. Les humeurs ne se transforment-elles pas, comme peuvent le faire les liquides les plus communs? Elles s'allègent, s'épaississent, s'évaporent, se densifient. Elles transforment poches et vaisseaux, dégageant ou obstruant poitrine ou cerveau. Elles créent des «étourdissements», des «vapeurs», des «âcretés de bouche», des «mouvements», des «chocs». Elles voyagent, «montant» avec les chaleurs, se déplaçant avec les positions, les mouvements, le sommeil, les climats. Symptomatologie baroque dont le corps du roi devient l'inépuisable théâtre.
Reste l'accumulation des maux, ces symptômes d'affaiblissements visibles patiemment énumérés par les médecins et qui peuvent menacer la mythologie royale: l'Apollon des peintures de Versailles peut n'être plus que pantin délabré perclus de douleur, Alexandre le Grand terrassé par les fièvres. Le tourment de la maladie ancienne vient plus fortement encore contredire l'élaboration mythique de la monarchie absolue. La goutte par exemple, qui fait vaciller le roi, l'empêche de mettre pied à terre et abat son énergie; ou ces «flux du ventre» conduisant quelquefois à d'insurmontables épuisements. Le roi le sait, qui conclut dans ses Mémoires: «Ceux qui voient le prince de près, connaissant les premiers sa faiblesse, sont aussi les premiers à en abuser.»
Les médecins ont alors pour tâche de soigner, mais aussi de masquer. C'est dans leur impuissance, notamment, que s'inscrivent les limites de la mythologie du roi.
Georges Vigarello
21/06/2004
L'Express
Thomas W. Gaehtgens et Nicole Hochner (sous la direction de), L'image du roi de François 1er à Louis XIV, Editions MSH, 2006 [BooksGoogle].
L'image du roi n'est pas une simple illustration ou mise en scène, car elle incarne le pouvoir, le corps de l'État. On y trouve une dimension à la fois esthétique, culturelle et politique. On y participe à un rituel d'échange. Le roi nous contemple alors que son image nous surveille. Mais cette image n'est pas uniquement la trace visible de l'autorité, elle est aussi un lieu de séduction où se tisse un rapport affectif et cultuel entre le peuple et le souverain, entre la peinture et son modèle. Qu'elle soit fastueuse dans son éloge ou impitoyable dans sa caricature, l'image du roi ne cesse jamais d'être à la recherche d'un modèle de perfection esthétique, éthique et politique.
Les études rassemblées ici conduisent à des analyses croisées, tour à tour historiques, artistiques et économiques. Elles couvrent les 15e, 16e et 17e siècles, époques où se construit l'État moderne. Dans une perspective européenne, elles nous mènent de Versailles à Lérida, de Milan à Amsterdam et de Madrid à Vienne, et éclairent les figures de nombreux souverains de Louis XII à Louis XIV, de Charles Quint à Philippe IV sans oublier François 1er ou Catherine de Médicis.
Pour aller plus loin : Dossier documentaire & Bibliographie Propagande, Monde en Question
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