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3 août 2009
L'Aveuglement
José SARAMAGO, L'Aveuglement, Le Seuil, 1997.
Par les temps qui courent, il est utile de relire le roman de José Saramago, L'Aveuglement. Il nous décrit une société dans laquelle, à la suite d'une épidémie, chacun a perdu la vue. Un changement radical et collectif de perception du monde bénéfique ou néfaste ?
A l’heure où les problématiques économiques envahissent les conversations ainsi que les consciences aiguisées du monde, à l’heure aussi où les présomptions humaines se promettent de faire face à ces difficultés variables parce qu’il est de notoriété publique que l’être humain possède en son sein la capacité de solutionner les problèmes qu’il a engendrés, José Saramago nous soumet une question dérangeante : peut-on tout anticiper ?
Son roman L'Aveuglement, récemment adapté au cinéma par Fernando Mereilles, démontre qu’une épidémie de cécité est peut-être la bienvenue quand les opacités d’une crise financière sont susceptibles d’annoncer le chaos.
Voir son corps
Bien sûr que nous pouvons anticiper à satiété puisque la littérature se livre constamment à cet exercice quand elle fait vœu de nous mettre à l’épreuve des possibles. Ceci étant, la situation imaginée par Saramago ne prend pas pour point de repère un soudain renversement de l’ordre économique, ni même l’accession au pouvoir d’un chef charismatique doté de pouvoirs magiques, et encore moins une invasion extraterrestre qui viendrait prouver aux êtres humains leur relative petitesse.
Saramago s’attaque immédiatement à notre corps, celui dans lequel nous sommes naturellement prisonniers. Que se passe-t-il quand nous perdons l’usage d’un sens ? Notre perception du monde se modifie et notre esprit ajuste sa pensée à ces nouvelles perceptions. Mais que se passe-t-il quand l’ensemble des êtres se retrouve amputé d’un sens, et à plus forte raison d’un même sens ? Ces êtres ont-ils la faculté de réajuster leur pensée ? Comment faire quand notre pensée singulière devient la propriété de tous du fait que nous souffrons tous et quasi simultanément de la même privation ? Il y aurait vraisemblablement la constitution d’une solidarité identitaire devant un tel état de fait, et cette solidarité séminale nous empêcherait de retourner notre esprit sur lui-même à moins d’être isolé du monde.
Difficile dans ce cas de s’adosser à un quelconque repère. Or, étant donné que cette privation est une interdiction de voir, nous ne saurions plus jamais prévoir ce qu’un autre n’est même plus capable de lire sur les traits expressifs de nos visages quand ceux-ci trahissent nos intentions d’agir. Cette absence d’action concrète est la mort de toute intentionnalité : nous ne sommes plus "conscience de quelque chose", nous sommes conscience exclusive d’une chose qu’on appelle notre corps. Et cette présence totale du corps n’est pas différente du bébé qui vient de naître et qui n’aurait pas encore ouvert les yeux.
Où l’apparence n’a plus de sens, une essence prend forme
La cécité collective imaginée par Saramago nous donne ainsi le sentiment d’un gigantesque accouchement. Seule une femme en réchappe : elle est parmi cette communauté l’incarnation de la différence, l’aveu d’une minorité invisible. Elle est la sage-femme qui doit prendre soin de ce nourrisson aveugle qui a perdu toute raison car il doit la reconstruire. Elle est le faisceau de lumière qui traverse un brouillard immaculé. La conscience de cette rescapée est grosse de tout l’ancien monde tandis que la mémoire des aveugles est neutralisée par l’absence d’un monde où le souvenir peut justement référer à un contenu tangible.
Si bien que ces aveugles n’ont pas d’autre choix que d’essayer de prendre soin de ce corps qui les accable. Puisqu’ils n’ont pas d’autre activité à proposer à l’esprit que la faculté d’imaginer, il leur faut remplir ce corps dont la persistance dans la vie est peut-être le seul moyen d’entretenir l’espoir d’un jour recouvrer la vue. On retient d’ailleurs que les groupes étrangers à la fréquentation de cette femme immunisée sont plongés dans l’anarchie. Très vite le naturel revient au galop. Ceux qui par nature sont physiquement forts s’octroient des droits naturels sur ceux qui par nature passent pour des faibles. Cependant le royaume des aveugles a ceci d’arithmétiquement juste qu’il a égalisé toutes les chances en privant chacun du même sens.
La partie devient donc un jeu de solitaire, une sorte de corps à corps avec son propre corps. Puisque le langage conventionnel est remisé au fond des souvenirs, quelques consciences se délivrent. Le fait de ne plus avoir à jouer des mots en respectant les définitions en vue d’être compris par la majorité nous incite probablement à nous mettre à nu.
L’amour, par exemple, n’est plus un engagement possédant la même force qu’autrefois. Une scène magnifique nous montre un vieillard qui déclare sa flamme à une belle jeune fille. Ici le sens commun de "vieillard" et "jeune" n’a plus aucune importance. Ce qui compte, c’est que l’amour puisse trouver un espace où s’exprimer alors que, par définition, il n’y a plus aucun espace visible. Etre attiré par l’autre tout en ne pouvant qu’être conscience de son seul corps est la preuve que le réseau des essences a pris le pas sur le réseau des apparences. On le disait : l’apparence manifeste de la vieillesse et de la jeunesse n’a plus de terrain où se disputer. Alors même l’amour n’est plus discutable ; son concept est partout à la fois, il suffit juste de ne pas avoir honte de le saisir car il est disponible pour tout le monde.
Le peuple visionnaire
N’est-ce pas en ce sens toute l’ambition du bateau ivre de Rimbaud ? Profondément déréglées, nos perceptions n’ont plus d’autorité sur le monde. Cela ne veut pas dire que le monde n’a plus droit à l’existence. En réalité, cette position subalterne du monde suggère la constitution latente d’un monde où les phénomènes auraient une valeur absolue.
Les yeux ouverts sur la cécité, les aveugles de Saramago n’ont jamais été aussi clairvoyants que le poète rimbaldien. Pourtant ils ne peuvent pas prétendre approcher une pure essence car ils sont continuellement rappelés par l’espoir de revoir ce qu’ils n’ont jamais cessé de voir avant de devenir aveugles. Ainsi n’ont-ils fait que "croire voir". Et à la fin, quand des yeux guérissent, ils sont comme plongés dans un nouveau monde qui pourtant était le leur.
Les "nouveaux voyants" sont d’ailleurs tellement conscience de leur corps qu’à présent, étant si heureux d’avoir récupéré leur vision, ils vont enfin pouvoir se regrouper autour d’une "vision" du monde similaire, en l’occurrence la "vision" retrouvée qui devient idéologique d’avoir autant été désirée. On a peut-être ici le vieux rêve rousseauiste d’un peuple qui n’est peuple qu’en tant qu’il s’est constitué lui-même. Autrement dit, c’est la renaissance d’un peuple qui, pourvu de tous ses sens, va désormais se réajuster en fonction de ce qu’il a cru voir et qui l’a fondamentalement modifié. Du moins peut-on l’espérer.
Gregory Mion
Contre-Feux
Lire aussi :
• José Saramago, Wikipédia
• José Saramago, BiblioMonde
• L'Aveuglement, Wikipédia
• L'Aveuglement, BiblioMonde
• Blindness, Wikipédia
• Blindness, AlloCiné
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