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29 août 2009

La mort du PS

Le feuilleton de la chronique d'une mort annoncée continue... Le Monde, qui a soutenu Edouard Balladur en 1995 et Nicolas Sarkozy en 2007, a interrogé Pascal Lamy, directeur général de l'Organisation mondiale du commerce depuis 2005. Membre du PS depuis 1969, il a été l'un des proches de Jacques Delors, au ministère de l'économie et des finances (1981) [responsable du tournant néolibéral de la gauche en 1982], puis à la présidence de la Commission européenne (1984). Directeur général du Crédit lyonnais (1994) [banque qui a réalisé le casse du siècle en 1993], il a été commissaire européen au commerce entre 1999 et 2004. Il est l'auteur, notamment, de La Démocratie monde - Pour une autre gouvernance globale, Seuil, 2004.

Comment expliquez-vous le recul presque général de la social-démocratie lors des européennes de juin ?

Cet échec est paradoxal en temps de crise, mais il est indiscutable. Pour deux raisons. En dépit de la réflexion engagée par le Parti socialiste européen, son analyse du capitalisme de marché n'était ni assez approfondie ni entendue, faute d'être suffisamment partagée et promue par les partis nationaux. On a dit pendant des années que les socialistes français étaient plus malades que les autres. Non seulement ils ne sont pas guéris, mais la faiblesse idéologique dont ils souffrent s'est plutôt étendue aux autres socialistes européens.

Le paradoxe est que les sociaux-démocrates avaient, pour la première fois, un manifeste commun...

Oui, mais c'était un travail du haut vers le bas, qui n'a pas été porté par les différents partis. Le Parti socialiste européen est un beau concept, mais qui n'a pas encore de réalité politique. La meilleure preuve est qu'il n'admet pas les adhésions directes. Au Parlement européen, le groupe socialiste est une juxtaposition de groupes nationaux. Ni le SPD allemand ni le Labour britannique ne s'y intéressent vraiment. Quant au PS français, cela dépend des individus. Résultat : il n'y a pas d'homogénéité idéologique au sein du PSE.

L'Europe a longtemps été, selon vous, le lieu du compromis social-démocrate. L'échec des socialistes n'est-il pas la traduction de la faiblesse de l'UE ?

Le problème est plus fondamental. Il porte sur les valeurs et l'analyse, mais aussi sur les instruments et la tactique politiques à mettre en oeuvre. Sur le terrain des valeurs, la gauche mondiale doit remettre à jour sa critique du capitalisme de marché. Les termes dans lesquels se pose la question sociale - qui reste la question centrale pour la gauche - ont fondamentalement changé sous l'effet de la mondialisation : l'espace dans lequel elle doit être pensée et traitée est l'espace mondial. Bien sûr, elle continue de se poser à l'échelon local et national, comme le montrent les succès de la gauche au Brésil ou en Inde. Mais persister à ne pas partir d'une analyse à l'échelle mondiale est une impasse.

De plus, les espaces idéologiques à l'intérieur desquels on doit situer une approche de gauche sont devenus plus complexes. L'axe traditionnel est celui qui va de la liberté à l'égalité. La gauche donnant la préférence à l'égalité, une notion plus collective, et la droite à la liberté, plus individuelle. A cet axe s'est ajouté un deuxième : l'axe marchand-gratuit. Et un troisième émerge : l'axe économie-anthropologie. Autrement dit, le bonheur est-il lié à la richesse ? Quelles sont les limites anthropologiques à la pression consumériste sur le statut des personnes ? La gauche doit réfléchir aux limites du capitalisme de marché dans des termes à la fois plus sophistiqués et plus critiques. Aussi longtemps qu'elle ne fera pas ce travail approfondi de rénovation des concepts, elle passera à côté d'une grande part de la réalité sociale d'aujourd'hui, et restera donc inaudible.

Et l'écologie ?

Elle est évidemment une préoccupation majeure, mais désormais bien identifiée. Alors que la concurrence est le concept fondamental de la droite comme la solidarité est celui de la gauche, je pense que l'écologie est une dimension de la solidarité.

Comment penser la solidarité au niveau mondial ?

C'est évidemment le problème essentiel. Le résoudre implique un énorme changement culturel, car les instruments de solidarité sont forcément des instruments d'organisation et de contrainte collectives, ce qui soulève immédiatement la question de leur légitimité : jusqu'à présent, les seuls outils collectifs légitimes sont ceux qui résultent de processus démocratiques dont l'espace par excellence est celui de la nation. Ces outils restent donc stato-nationaux. Nous devons partir à la recherche d'une démocratie-monde capable de légitimer une solidarité globale.

Au-delà des valeurs, quels sont les instruments et la tactique à adopter ?

Il y a deux instruments possibles pour développer la solidarité : la redistribution et la régulation. Cette dernière est souvent plus facilement acceptée, même si je suis bien placé, à l'OMC, pour savoir que la mise en place de règles suppose des négociations parfois aussi complexes que celles des mécanismes de redistribution.

Quant à la tactique, c'est l'éternelle question : faut-il favoriser le rassemblement à gauche, quitte à ne pas trop insister sur la plate-forme, ou au contraire privilégier la rénovation du contenu idéologique. De Mitterrand à Jospin, la gauche française a toujours fait le premier choix. Je pense que c'est mettre la charrue avant les boeufs ; mais sur ce point je suis minoritaire au sein du PS depuis longtemps.

Quelle est votre analyse sur la situation du PS ?

Le PS est prisonnier des institutions et de sa culture parlementaire. Il est en porte-à-faux par rapport au système présidentiel et à la sacralisation du pouvoir. Il est peuplé d'élus locaux de qualité accaparés, à juste titre, par leur travail de gestionnaires et d'administrateurs et qui savent que l'incantation politique ne guérit pas les écrouelles. Je comprends le malaise du PS face aux institutions mais on ne reviendra pas, hélas, sur l'élection du président au suffrage universel. Il faut donc l'accepter et s'y adapter. Mais ce n'est pas le seul handicap. Il faut que ce parti propose une véritable plate-forme idéologique. Ça ne se résume pas à trois formules ; c'est un énorme travail intellectuel. Or le PS est devenu une grosse bureaucratie politique, qui consacre 80 % de ses ressources à son fonctionnement interne.

Comment le remettre au travail ?

Il lui faut un leader, c'est-à-dire un ou une candidat(e) à l'Elysée. Un parti politique a trois fonctions : élaborer une plate-forme qui sert à gouverner ou à s'opposer, faire émerger un leader, et gérer la mobilisation et l'animation du débat public. Regardez ce qui se passe aux Etats-Unis. Le Parti démocrate externalise, certes, le programme à des think tanks dont il récupère ensuite le travail, mais il sait sélectionner le ou la candidate, et assurer l'"événementiel", le spectacle indispensable pour les médias. En France, le PS n'est actuellement performant sur aucune de ces fonctions.

Le PS peut-il dépérir ou mourir, comme le Parti radical ou la SFIO avant lui ?

Je ne dis pas que c'est plausible ou souhaitable, mais c'est possible.

Certains jugent que la gauche européenne n'est plus suffisamment à gauche ?

Certes, la gauche a privatisé et dérégulé mais il s'agissait de mettre fin à des monstres non pertinents. Qui soutiendrait aujourd'hui que Renault doit rester publique ? En revanche, la gauche n'a pas assez pensé les nouvelles formes de solidarité, notamment l'accès à l'éducation où se joue l'essentiel de la lutte contre les inégalités sur toute la planète.

Que pensez-vous de l'impasse dans laquelle se trouve l'Union européenne ?

L'Union est très en avance par rapport aux autres tentatives d'intégration régionale, comme l'Alena, le Mercosur ou l'Asean. Elle a su faire le saut technologique du pouvoir supranational, mais il n'y a toujours pas de légitimité supranationale. Cela fait plusieurs décennies que l'on frotte le silex institutionnel et que le feu démocratique ne prend pas. C'est un problème pour l'Europe mais aussi pour les autres continents qui, eux aussi, vont buter sur ce plafond démocratique si l'Europe politique échoue. Mais je ne pense pas que cela soit irrémédiable. Il nous faut mieux comprendre les enjeux d'identité, de sentiment d'appartenance, de culture et de civilisation qui ont été négligés jusqu'à présent. Trop de juristes et d'économistes, pas assez d'anthropologues ou de sociologues.

Michel Rocard estime que les Européens ont voté à droite, car ils ont renoncé à s'enrichir par le travail et misent sur les revenus de leur capital.

Non. C'est du fatalisme. Les électeurs ont voté à droite parce qu'ils sont inquiets et que la droite dit qu'elle protège mieux, tout en n'hésitant pas à emprunter de nombreux instruments à la gauche. Mais le facteur principal, c'est l'absence d'une alternative fondée sur la critique et le dépassement du système. Je pense qu'il y a dans le capitalisme de marché des inégalités inhérentes, intrinsèques, qu'il faut contester à la racine. Peu d'Occidentaux le font. Amartya Sen y travaille. Ce n'est pas étonnant.

Sur l'échelle économie-anthropologie, la pensée indienne ou chinoise du bonheur est beaucoup moins matérialiste et étriquée que la pensée occidentale. De même, les Africains ont une conception des groupes humains et du rapport à la nature beaucoup plus riche et subtile que la nôtre. C'est pour cela que, au-delà de la limite écologique du capitalisme, désormais bien connue, il faut réfléchir à la limite anthropologique du capitalisme de marché. Fondamentalement, celui-ci met une pression trop forte sur l'individu.

La commission Stiglitz-Sen mise en place par Nicolas Sarkozy sur d'autres critères de valeurs que le PIB est donc une bonne chose ?

Il est évident que la comptabilité nationale de l'après-guerre est dépassée. Jacques Delors et d'autres travaillaient sur les indicateurs sociaux il y a trente ans. Mais il ne sera pas facile d'établir le contenu d'un Bonheur national brut ni de bouleverser la machinerie statistique mondiale.

Comment réagissez-vous à la polémique sur les bonus ?

Les bonus et les paradis fiscaux sont des éléments importants. Mais pas essentiels. Les vrais problèmes de régulation sont ailleurs, et le risque est que la reprise économique qui s'amorce apporte un lâche soulagement et permette d'esquiver le débat. Le vrai sujet est qu'il faut soumettre l'industrie de la finance à des règles contraignantes mondiales. J'avais plaidé, dans vos colonnes, pour une régulation mondiale de la finance "en dur", une sorte d'"Organisation mondiale de la finance", aviez-vous écrit. L'enjeu essentiel est là. Cela pose deux problèmes majeurs : il faut vaincre de puissants lobbies, et le débat américain montre à quel point Prométhée, malgré ses bonnes intentions, est enchaîné. Le second problème est qu'en matière financière, les Etats ont déjà délégué une partie de leur pouvoir à des autorités indépendantes : les banques centrales. Qui devrait négocier les règles, en surveiller la mise en oeuvre, arbitrer les litiges ? Les Etats ? Les banques centrales ?

Cette crise a-t-elle des conséquences positives ?

Cette crise a au moins permis la création du G20 qui est un pas important dans la gouvernance mondiale. Il faut désormais réfléchir aux liens entre le G20, les organisations internationales spécialisées et l'ONU. Le premier a le leadership, les deuxièmes la capacité, la troisième la légitimité. Il faut repositionner ce triangle et accepter les Nations unies en tant que parlement mondial, dont les travaux seraient préparés par un conseil économique et social (Ecosoc) sérieusement relooké.

Vingt ans après la chute du mur de Berlin, la Chine et la Russie n'offrent-elles pas de redoutables contre-exemples au postulat selon lequel commerce et démocratie vont forcément de pair ?

Dans l'ensemble, le progrès des échanges favorise la démocratie et l'ouverture économique réussit mieux à vaincre la pauvreté que l'inverse. Mais il n'y a rien d'automatique car les conditions locales et régionales sont aussi importantes que les conditions mondiales. Le contresens des "anti-mondialisation", ce qu'ils n'ont pas voulu comprendre est que ce sont désormais les pays en développement qui veulent davantage d'ouverture des échanges.

Propos recueillis par Gérard Courtois et par Frédéric Lemaître
26/08/2009
Le Monde

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