L’urgence contemporaine et la forte valorisation sociale de l’hyper réactivité nous amènent à vouloir toujours rapidement trouver les bons outils pour une sortie de crise encore mal identifiée. Nous sommes dans la figure de la fuite de canalisation : arrêter l’inondation avant toute chose.
Les référents théoriques habituels tels que le monétarisme, le keynésianisme et le marxisme ayant déjà eu le temps d’être inventés et expérimentés, leurs vices et leurs vertus nous sont assez bien connus. Les économistes conventionnels, qu’ils soient conservateurs ou révolutionnaires, parfois les deux, ne savent plus à quel saint se vouer et préfèrent alors, au silence patient et constructif, les incantations, anathèmes et autres formes de dissimulation de cécité.
Le recours aux théories désormais classiques est de peu d’apport face à la crise fort étrange que nous vivons. Pour cette raison, nous donnerons les trois caractéristiques spécifiques à cette crise avant d’envisager toute forme de solution possible, nous en envisagerons trois.
Cette crise a trois caractéristiques originales
Primo, une spéculation populaire massive, deuxio une malhonnêteté gigantesque et polymorphe de certains dirigeants économiques et financiers, et enfin elle s’inscrit dans un mouvement grandissant environnementaliste et moraliste qui propose la décroissance vertueuse.
En premier, trouvant son amorçage dans les subprimes, nous avons eu une implacable montée de spéculation populaire. La crise de Freddy Mac et Fanny Mae ont rendu ces deux institutions américaines, pourtant à vocation sociale, internationalement célèbres et icônes des excès d’un capitalisme de la surenchère et de l’enrichissement sans cause. L’intégration dans la spirale spéculative de la classe moyenne, voir même des classes dites laborieuses, qui espéraient que la supputation de hausse de la valeur de leurs biens immobiliers dissimulerait leur évident et irresponsable surendettement, a auguré d’une crise finalement issue aussi d’une corruption certes légale mais tout autant irresponsable. A un moindre degré ce comportement spéculatif a aussi caractérisé tous les pays, y compris en développement et à un degré tout aussi fort, sinon encore plus marqué.
En deuxième lieu, cette crise est aussi le fruit de malhonnêtetés gigantesques, d’une absence d’efficacité du contrôle financier et de gouvernance publics, d’une arrogance de nombre de dirigeants, souvent nommés en France par la seule grâce de l’appartenance aux cabinets ministériels et non par la démonstration de qualités cardinales du management.
Enfin, et le point est délicat à énoncer car il va contre la nouvelle pensée correcte, les propositions issues d’une écologie érigée en système tutélaire voulant combiner la décroissance, la lutte contre la pauvreté et le sauvetage sauvage de la planète a permis des "Grenelles" et l’obtention de considérables fonds publics et donations privées. Pour autant, une décroissance verte, engagée sans réelle prise en compte d’un système beaucoup plus large des bilans matières et des risques humains, favorise des comportements dont on pourra regretter ultérieurement, lors d’une réelle volonté de relance autofinancée, qu’ils se soient installés.
L’obsession de la récupération, parfois l’avarice, le consommer moins, qui au départ est le projet des seules nations dites riches, va vouloir et devoir très rapidement s’imposer à celles et ceux qui détiennent le futur de la pollution, à savoir la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie et quelques autres Viêt-Nam, Corée, Nigéria, Yémen, Afrique du Sud, certes moins pollueurs par habitant mais où le niveau de pollution par point de PIB reste élevé. Ils s’y opposeront certainement car l’esprit de profit est assez dominant dans ces pays, où de plus les lois sociales sont assez limitées.
Dans ce climat… où les voix de Nicolas Hulot ou Yann Artus-Bertrand ont peut-être plus de portée que celle du Premier Ministre, comment envisager une sortie de crise puisqu'une véritable schizophrénie politique a envahi le pays ? On vote de plus en plus pour l’Europe verte, projet mystérieux et attirant, porté tant par la générosité que par la haine, mais on exprime aussi un désir de croissance retrouvée et créatrice d’emplois industriels. Pour une fois, cette contradiction n’est pas traversée et expliquée par la lutte des classes, ni par les lois du marché, car ce sont les mêmes personnes, le peuple et les citoyens, qui le veulent.
Les solutions sont alors de deux ordres
Le premier est à redouter mais son risque est réel : il s’agirait d’une instauration d’une sorte de dictature économique et politique mais qui se fonderait sur des restrictions consuméristes à vocation écologique et non sur la pénurie de production. Dans un tel contexte, c’est dans la satisfaction de la contribution au bonheur de la Nation citoyenne, une incarnation nouvelle du bien que d’autres dictatures ont déjà érigé en système omniprésent de contrôle, que nous vivrions. Les meilleurs d’entre nous imaginerons les taxes et autres contraintes fiscales qui orienteront nos consommations vers plus de limitation en volume et plus de contribution fiscale, déficit abyssal oblige.
A cette possible et irrecevable orientation, nous pouvons opposer, au contraire, une refonte fondée sur trois axes
1. En premier une gouvernance financière, substitut à la seule politique de contrôle monétaire anti-inflationniste de la BCE qui se révèlera encore plus vaine dans un climat conjoint de déflation, due à la baisse de la demande, et d’inflation financière destinée à l’amoindrissement de la dette nationale et internationale.
Cette gouvernance doit à notre sens se fonder sur les Droits de l’Homme, y compris dans la responsabilité de toute institution privée ou publique qui mettrait un individu en position de perdre son identité à cause d’une incitation à des décisions qui le mettraient dans une situation d’indignité économique prévisible et probable, y compris par le fait d’une baisse des prix majeure de ses biens. Les Droits de l’Homme sont, de plus, l’une des rares valeurs qui permettrait l’internationalisation de cette quête en évitant les compassions fatales envers les nombreux pays pauvres, parfois en croissance, mais irrespectueux de ces droits.
2. En deuxième, il faut restaurer un climat de confiance personnel dans le futur. Cette confiance n’existe pas, et, de plus, les projets de multiplication de fiscalités vertes dont l’essence humaniste paraît mineure devant les gouffres budgétaires à combler, accroîtront la colère populaire lors de leur application. Les exemptions perverses, telles que la baisse de la TVA sur les restaurants, peu pressés de les restituer aux clients ou aux employés, risquent de compliquer le retour de comportements altruistes. Le risque aujourd’hui n’est plus la fiscalité mais la jacquerie, qui utilisera le web et l’expatriation virtuelle.
3. Enfin, il nous faudra reconsidérer l’idéologie économique d’une Union Européenne disparate dans sa composition, conservatrice libérale dans son idéologie, y compris modulée par sa composante verte, pour revoir, fût-ce au prix de ce que l’on accusera d’être un protectionnisme européen, mais fondé sur le respect des Droits de l’Homme dans le pays producteur, et sa conscience du futur. L’Europe ne peut plus s’accepter bureaucratique et autoritariste dans ses procédures. Elle peut aspirer à une vision beaucoup plus belle mais douloureuse dans ses applications.
Vaste programme, mais nous ne voyons pas de véritable solution de court terme, n’est-ce point une chance rare que d’avoir le long terme en priorité.
Philippe MARTIN, Les économistes ont mal prévu la crise, Libération, 28/07/2009.
es économistes n’ont pas été les plus vilipendés durant cette crise. Les banquiers, traders et autres régulateurs ont été plus maltraités. Cependant, nous avons reçu notre part de critique, en grande partie justifiée, mais manquant parfois sa cible. Le principal reproche fait à la profession - par exemple dans l’hebdomadaire anglais The Economist - a été de ne pas avoir prévu la crise. Le reproche est juste mais il est souvent confondu avec un autre, plus grave et moins fondé, selon lequel la théorie économique serait sans grande utilité pour comprendre la crise. L’échec de l’anticipation de la crise est patent, à l’exception de quelques rares économistes comme Paul Krugman (Princeton), les économistes moins médiatiques de la Banque des règlements internationaux de Bâle et surtout Nouriel Roubini (New York University). Ils avaient mis en garde de manière répétée contre les excès et les innovations financières des dix dernières années, la bulle immobilière, l’endettement des ménages américains ou les structures de rémunération des dirigeants financiers qui incitaient à une prise de risque excessive. Par ailleurs, les économistes écrivaient depuis (trop ?) longtemps que les déséquilibres mondiaux (le déficit extérieur américain) n’étaient pas soutenables et faisaient courir le risque d’une crise majeure.
Cela fut souvent écrit dans ces colonnes. Mais l’erreur a été de ne pas mettre en résonance ces différents phénomènes, de comprendre les relations qu’ils entretenaient et de ne pas mesurer le risque systémique qui découlait de leurs interactions.
Pour pouvoir anticiper la crise, il eut fallu être à la fois expert des marchés financiers (où s’échangent des produits que peu, en vérité, connaissent et comprennent) et des marchés immobiliers. Il eut fallu savoir ce que les banques tramaient dans leurs comptes sciemment opaques, comprendre la perversité des incitations données aux dirigeants et bien mesurer les implications macroéconomiques (à la fois nationales et internationales) de tous ces phénomènes. Il n’est donc pas complètement étonnant que les économistes aient échoué à prévoir la crise, échec qui reflète tant la complexité de nos économies que la spécialisation croissante des chercheurs dans le domaine.
Et la théorie macroéconomique ? Est-elle aujourd’hui utile pour comprendre ce qui s’est passé et faire des recommandations de politique économique ? Elle a été largement prise en défaut. On le comprend aisément lorsqu’on sait que les modèles d’équilibre général, censés justement intégrer les interactions des différents marchés, même ceux d’inspiration keynésienne, ne prennent pas en compte le secteur financier et les prix des actifs financiers. Si ceux-ci reflètent les fondamentaux de l’économie (l’hypothèse d’efficience des marchés financiers), il est plus utile en effet de se concentrer sur la modélisation des fondamentaux. Mais du fait de cette hypothèse irréaliste, les modèles d’équilibre général (par exemple ceux utilisés par les banques centrales) ont échoué à prendre en compte les mécanismes d’amplification à l’œuvre dans la sphère financière. Intégrer ces mécanismes est une tâche ardue à laquelle commence à s’atteler, trop tardivement, la profession. Pourtant, un certain nombre d’outils théoriques auraient pu mieux être utilisés, par exemple ceux développés par Joseph Stiglitz sur les asymétries d’information qui ont joué un rôle crucial dans cette crise. Nous n’avons pas non plus utilisé ce que l’analyse des crises financières nous a enseigné. Celle-ci n’a en effet pas été négligée par les économistes. Depuis la crise asiatique de 1997, elle a même été un des champs de recherche les plus fertiles. Mais nous n’avons pas osé appliquer aux pays industrialisés les mécanismes identifiés dans les pays émergents, faisant ainsi l’hypothèse implicite, à la fois fausse et arrogante, que les failles de ceux-ci ne pouvaient exister chez nous.
La profession est aussi desservie par la cacophonie ambiante. En ce moment, un débat d’une rare violence se déroule entre keynésiens favorables à une relance fiscale par les déficits et néoclassiques ou ricardiens qui considèrent que celle-ci n’aurait que très peu d’impact positif. Des noms d’oiseaux (littéralement) sont échangés entre les plus grands économistes à ce sujet. Cette cacophonie les décrédibilise et explique en partie les hésitations et le manque de coordination des gouvernements. La crise aura un avantage : la macroéconomie n’est plus considérée comme un sujet ennuyeux et elle permettra peut-être de trancher entre keynésiens et classiques sur l’utilité de la relance fiscale en temps de crise.
Lire aussi :
François MARGINEAU, C’est la fin de la récession ?, Mondialisation, 28/07/2009.
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