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23 octobre 2010
L'im-Monde contre les grèves
Pour la neuvième fois depuis le début de l'année, notre journal, comme l'ensemble de la presse quotidienne nationale, n'a pas été imprimé. Seuls ont paru les journaux régionaux et les gratuits. N'était l'édition numérique du Monde, heureusement disponible en ces journées sans papier, nos lecteurs auraient une nouvelle fois perdu ce qui fait l'essence de leur compagnonnage avec un journal : le lien irremplaçable, chaque jour renouvelé, chaque jour conforté, aussi vrai qu'il n'est de journalisme que jour après jour, et de lecteur que fidèle.
Cette situation est intolérable car c'est irresponsable. La décision de prendre nos publications en otage n'a été précédée ni de revendications professionnelles ni de demandes de négociation. Aucun mot - nous qui en faisons profession - n'a été échangé, pas un mot d'ordre n'a été lancé. Une nouvelle fois, ce sont des éléments minoritaires et incontrôlés de la CGT qui ont imposé cette politique de l'arbitraire, sans en mesurer les conséquences pour un secteur en pleine révolution technologique, doublée d'une crise économique majeure. Le fait accompli a une fois encore tenu lieu de dialogue.
Au moment ou Le Monde cherche des solutions pour moderniser son outil industriel d'Ivry, pareilles méthodes sont de nature à décourager toute initiative en ce sens. Au-delà de notre propre entreprise, c'est la pérennité de la presse quotidienne nationale qui est clairement menacée par une frange des ouvriers du Livre bénéficiant de conditions très avantageuses pour exercer un métier qui est aussi une noblesse : contribuer, par la production et la distribution des journaux, à la vitalité de la démocratie.
A force de non-parutions décourageantes pour des lecteurs qui trouvent à s'informer d'un clic de souris, le risque est grand de voir mourir les journaux puis les kiosques à l'économie déjà très précarisée, qui constituent de fragiles refuges. Le risque est grand aussi de voir les recettes publicitaires se détourner définitivement vers d'autres médias, radios, télévisions et sites Internet. Le risque est grand enfin de perdre ce qui fait le sel de notre vie publique : des journaux écrits - bien écrits - dans lesquels le flot désordonné des informations souvent contradictoires est contenu, trié, hiérarchisé, décrypté par des rédactions expertes, capables de donner du sens à ce qui n'en a pas d'emblée.
La révolution numérique est en marche. Nul ne saurait en contester les apports, et sûrement pas Le Monde, qui s'est très tôt imposé dans cet univers exigeant et créatif, à travers Lemonde.fr et les applications pour téléphones et tablettes. Nous vivons une ère de transition dans laquelle chaque support doit trouver sa place au sein d'un modèle économique viable restant à définir. Mais la modernité, c'est d'abord le choix. Or cette série de mouvements sauvages visant la presse quotidienne nationale est susceptible d'ôter toute possibilité de choix à nos lecteurs. Et de réduire d'autant le champ de nos libertés.
Eric Fottorino
Le Monde
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