Jean-Pierre Raffarin, le Premier ministre de Jacques Chirac a prononcé sa déclaration de politique générale devant l'Assemblée nationale le 3 juillet. Ce discours revêt une importance particulière après la victoire de la droite à l'élection présidentielle et aux élections législatives, car il trace les perspectives politiques du Président de la République jusqu'en 2005.
Un Parlement aux ordres
D'emblée Raffarin a rappelé les rôles de chacun : «C'est avec vous que nous conduirons la France dans la direction tracée par le chef de l'État.» [1] En clair, Jacques Chirac est le patron, Jean-Pierre Raffarin l'exécutant de ses décisions et les députés de l'UMP sont priés de voter les lois « voulues par le chef de l'État ». Raffarin leur a demandé d'être de simples soldats aux ordres sous prétexte que « Jacques Chirac a été le rempart contre l'extrémisme et le centre de gravité du rassemblement de tous les républicains ». Il a prévenu les députés qu'il entendait aussi « légiférer par ordonnance », c'est-à-dire de se passer tout simplement du débat parlementaire comme l'avait fait le Général de Gaulle en temps de crise. Devenir un Parlement croupion [2] tel est le destin que le Premier ministre a assigné à la nouvelle « chambre bleu horizon » [3].
Au cours de son examen de passage devant l'Assemblée Jean-Pierre Raffarin s'est vanté d'avoir « proposé, dans un calendrier précis, des décisions concrètes », mais l'analyse de son discours laborieux montre qu'il n'en est rien. Les seules mesures chiffrées se limitent à l'augmentation de moyens pour la sécurité intérieure [« 13 500 nouveaux emplois sur cinq ans pour la police et la gendarmerie »], pour la justice [« plus de 10 000 emplois en cinq ans »], pour la défense [« une nouvelle loi de programmation militaire avant la fin de l'année »] pour les entreprises [« une exonération complète des charges applicable (rétroactivement) au 1er juillet 2002 » pour les entreprises qui emploient des « jeunes peu qualifiés »] et pour les privilégiés [« une baisse de 5 % de l'impôt sur le revenu » « à l'automne prochain ». Même les analystes bourgeois s'accordent à dire que 10 % des plus riches contribuables bénéficieront des deux tiers de cet abattement.]. Toutes les autres promesses ne sont que des vœux pieux qui reposent sur l'hypothèse d'une reprise de la croissance, dont le gouvernement n'est pas maître.
Le projet du Premier ministre se résume aux mesures sécuritaires pour restaurer « l'autorité de l'État » et au financement des entreprises, « la clé de voûte de notre stratégie » précise-t-il, pour contraindre des milliers de jeunes à accepter les emplois précaires et sous-payés.
En matière de sécurité, le gouvernement va très loin. Il envisage en effet d'autoriser la détention provisoire [4] des mineurs de 13 à 16 ans, de traduire en comparution immédiate [5] les mineurs de 13 à 18 ans et même d'ordonner des « sanctions éducatives » [6] pour les enfants à partir de 10 ans. Le même jour, la cour d'appel de Paris a prononcé un non-lieu général dans l'affaire du sang contaminé. Les conseillers ministériels, les responsables administratifs et les médecins qui ont couvert la commercialisation du sang contaminé par le virus du sida ne seront jamais jugés alors qu'un gamin, accusé d'un délit sur la base d'un simple rapport de police, sera immédiatement mis en prison et traduit en justice.
Ces mesures répressives visent à faire rentrer dans le rang les milliers de jeunes qui n'acceptent ni l'impasse du système scolaire fondé sur une sélection qui les pousse à l'exclusion ni l'impasse des petits boulots, alors que la société bourgeoise glorifie « les nouveaux seigneurs » qui « engrangent tous les bénéfices » et a plein d'indulgence pour les hommes politiques soupçonnés ou jugés coupables de détournement de fonds publics.
La droite reste divisée
En 1848, la bourgeoisie a massacré, déporté, emprisonné des dizaines de milliers de travailleurs, elle a enterré la République, trop sociale à son goût, et elle a donné les pleins pouvoirs à Louis-Napoléon Bonaparte pour rétablir l'Ordre. En 2002, Jacques Chirac a exploité jusqu'à la nausée les faits divers que les télévisions, privées et publiques, ont complaisamment mis en scène. Une fois plébiscité, grâce à la complicité de la gauche, il s'empresse de donner des moyens exceptionnels aux policiers et de restreindre considérablement « la présomption d'innocence ». Qualifié d'« escroc » à la veille des élections, il profite d'une Assemblée soumise pour se doter d'un arsenal policier et judiciaire de nature à casser du jeune, surtout du jeune issu des banlieues et de préférence d'origine étrangère. Après avoir instrumentalisé la peur des exclus de la société libérale, la droite met en place des dispositifs qui reprennent, sur le fond, la politique de l'extrême droite.
La gauche, réduite à l'opposition verbale par sa stratégie de soutien sans réserves à Jacques Chirac, se contente d'arguments techniques pour dénoncer les « abus » de la politique sécuritaire de Jean-Pierre Raffarin. C'est François Bayrou, président de l'UDF, qui paradoxalement a donné le ton des conflits des cinq années à venir : « En réalité, vous avez devant vous la tâche la plus lourde qu'aucun pouvoir, aucun gouvernement, aucune majorité ait eu à conduire depuis quarante années, depuis le drame algérien. » En clair, il a fait allusion au risque de guerre civile. La crise qui couve est connue par ceux-là même qui en sont les bénéficiaires : « la fracture sociale » s'aggrave dangereusement. Il y a d'un côté des riches de plus en plus riches et de l'autre des pauvres de plus en plus pauvres. Le projet de privatisation d'EDF [7] comme celui de la remise en cause du droit de grève dans les services publics, notamment dans les transports, constituent de nouvelles provocations contre les travailleurs.
Les dissensions apparues au sein du gouvernement montrent que, malgré une majorité écrasante, ces « messieurs » savent que leur pouvoir est fragile. En 1993, la droite était majoritaire avec 257 députés pour le RPR et 215 pour l'UDF, mais elle était aussi très divisée. Après la candidature d'Edouard Balladur en 1995, Jacques Chirac a craint que l'UDF ne se soumette pas à sa volonté de diriger toute la droite. En 2002, l'UMP malgré ses 369 députés n'est encore qu'une coquille vide, sans statuts, mais propriétaire d'un pactole d'environ 18 millions d'euros grâce à la loi de financement des partis. Ce « machin », comme aurait dit de Gaulle, qui méprisait les combines d'appareil, a été créé à la hâte pour emporter les élections. Alain Juppé, son président, ne fait pas l'unanimité et Michèle Alliot-Marie, encore présidente du RPR, a demandé que le futur président du parti soit élu par les militants [8].
La hargne sécuritaire de la droite est le reflet de sa peur de perdre le pouvoir qu'elle vient de conquérir à la faveur d'un plébiscite. Elle sait qu'elle n'est pas à l'abri d'un choc aussi brutal que la dissolution de 1997, qui a permis à la gauche, conduite par Lionel Jospin, de cohabiter avec Jacques Chirac. Or, depuis 26 ans, ce dernier n'a qu'un seul objectif : réduire les centristes et les libéraux à la portion congrue. Présents à la fois dans et en dehors du nouveau rassemblement de la droite, les centristes gardent les moyens de contrer ce projet. La composition du gouvernement Raffarin montre que le partage du pouvoir entre les deux formations de la droite n'est pas forcément à l'avantage des anciens gaullistes. L'année qui vient sera certainement décisive dans la lutte fratricide entre le RPR et l'UDF pour dominer la droite.
Serge LEFORT
8-13 juillet 2002
Publié en français par WSWS
Traduit en anglais par WSWS
[1] Jacques Chirac n'a pas été élu le 5 mai 2002 sur la base d'un programme, mais il a surfé sur la vague anti-Le Pen et il a bénéficié de la mobilisation de l'extrême gauche et de la « gauche plurielle » en sa faveur. La reddition sans conditions de tous les réformistes, qui se réclament encore de la classe ouvrière, lui a permis de l'emporter sans faire campagne avec un score digne de celui de Louis-Napoléon Bonaparte en 1848. Trois ans plus tard, le 2 décembre 1851, ce dernier organisa un coup d'État pour rétablir l'Empire contre la République sociale et réprimer sauvagement les travailleurs. La peur du « facho » en 2002 a remplacé celle des « rouges » en 1848.
[2] Historiquement il s'agit du Parlement anglais convoqué par Charles 1er en 1640, dissous par Cromwell en 1653 et rappelé à deux reprises au gré de la volonté du dictateur.
[3] Assemblée élue en 1919, grâce à l'alliance de la droite conservatrice et des centristes contre « le péril bolchevique », qui réprima massivement les grandes grèves de 1920.
[4] Cette procédure renforce le pouvoir policier au détriment du pouvoir judiciaire. La détention provisoire crée aussi les conditions d'une société carcérale dans laquelle les jeunes délinquants apprennent « la loi du milieu » (prostitution et drogue) et tissent des liens avec les trafiquants.
[5] Cette mesure, déjà contestée pour les majeurs car elle privilégie l'accusation policière sans donner les moyens à l'inculpé d'assurer sa défense, est particulièrement discriminatoire pour les jeunes que la police soupçonne d'avoir une « personnalité délinquante » sous prétexte que le père est au chômage.
[6] Ce que le Premier ministre appelle pudiquement des « centres éducatifs » sont les maisons de correction qui avaient été abolies du fait de leur inefficacité. Les jeunes seront incarcérés dans les quartiers des mineurs des prisons ordinaires où ils subiront la violence carcérale.
[7] Compagnie de distribution de l'électricité (nationalisée). Après la privatisation de l'eau, celle de l'électricité marque une nouvelle étape de l'appropriation privée des ressources énergétiques.
[8] L'objectif de Jacques Chirac, qui a pris acte de l'échec de l'Union en mouvement (UEM) dirigé par François Fillon, est de créer un parti unique de la droite (gaullistes, centristes et libéraux). Présidé par Alain Juppé, l'UMP ne deviendra un parti qu'en octobre 2002 et ne réunira son premier congrès qu'au printemps 2003.