Mediapart a révélé il y a quelques jours la mise en circulation, dans l'académie de Poitiers d'un document adressé aux chefs d'établissements et destiné à sensibiliser les cadres à d'éventuelles radicalisations religieuses chez les élèves. Le document ne laisse planer aucun doute, dans le contexte de surexposition médiatique des jeunes Français dits "Djihadistes", sur la cible exclusive de ce document : les élèves déjà/supposés/potentiellement musulmans.
Depuis, ce document, auquel on peut conférer une dimension officielle puisqu'on y trouve l'en-tête du ministère et qu'on le sait destiné à l'ensemble de l'académie de Poitiers, a provoqué quelques remous et des condamnations pour le moins timides et de la part de l'institution, et de celle des principaux syndicats qui se sont exprimés. Tous conviennent ensemble d'une maladresse dans la forme mais ne condamnent pas clairement le fond.
Il révèle pourtant des dysfonctionnements d'une très grande gravité à plusieurs échelles.
Sur le plan politique, cette succession de mises en garde ridicules témoigne de la banalisation d'un discours sécuritaire standardisé, dicté par des normes policières soucieuses de rendement et d'efficacité dans la lutte antiterroriste. Ce processus qui alimente quotidiennement la stigmatisation des quartiers populaires et des familles musulmanes (ou supposées l'être) procède par amalgames grossiers et, à l'image de certains médias (
Valeurs actuelles,
Le Point), contribue à fabriquer un "problème musulman" comme a été fabriqué un "problème de l'immigration" à la fin des années 1970. Des "experts" autoproclamés ou convertis à l'appât des deniers se plient de plus en plus au jeu des "conseils" auprès des autorités et se chargent de développer des "outils" directement accessibles et utilitaires pour soi-disant "prévenir" alors qu'ils ne font qu'alimenter la seule logique répressive et accessoirement remplir les caisses de leurs sociétés de vidéosurveillance ou de conseils en sécurité. Ces "marchands de peur", sous-couvert d'offrir gracieusement leurs services et leurs compétences à la paix sociale, n'existent que parce qu'ils s'attachent inlassablement à en cibler les fossoyeurs, quitte à les inventer.
Dans une société où les clivages entre la droite et la gauche sont brouillés au point que la laïcité puisse devenir un outil brandi par l'extrême-droite (Le Front National, Riposte Laïque), Les réactions molles et l'absence de vigilance et de discours critique sur ces amalgames est une complicité gravissime dans le processus de banalisation de l'islamophobie et, plus généralement, du racisme. Que le ministère de l'intérieur et de l'éducation nationale n'aient pas conjointement "condamné fermement" (comme on dit) l'auteur de ce document, pour la forme ET le fond ne fait que confirmer la capitulation de nos élites face aux combats républicains les plus élémentaires.
Sur le plan institutionnel, on n'oubliera pas non plus que l'académie de Poitiers est le siège de l'école de formation des cadres de l'éducation nationale. Cette école fonctionne de plus en plus sur des seuls critères manageriaux. On encourage les fonctions extérieures au système éducatif à passer le concours de recrutement, on les forme à la gestion des ressources humaines, on remplace les formations syndicales par des sessions de cabinets d'audits, on fait appel à la "culture d'Entreprise" pour organiser congrès, sessions, qui sont autant de lieux de sensibilisation aux normes patronales. Le Powerpoint en est devenu, fort logiquement, l'instrument-clé. Il est dynamique, simple d'accès, percutant, et efficace. Lorsque l'académie de Poitiers prétend – pâle stratégie de défense – qu'il manquait le "discours qui accompagne", elle ment. Le Powerpoint managerial est précisément fait pour se passer des discours (longs, laborieux, perte de temps). Il n'est d'ailleurs pas innocent que seul le Powerpoint ait été envoyé. Qu'attendait-on comme discours d'enrobage ? Un simple "Attention c'est plus compliqué que ça ?". Mais le mal était déjà fait par la seule exposition, sous forme d'inventaire des items (grotesques au demeurant) d'évaluation de la radicalisation. Seule manque la musique pour accompagner la mise en scène de la genèse criminelle d'un terroriste djihadiste. Peut-être nos chargés en communication ministérielle ont-ils songé à un appel de Muezzin, ou, mieux encore, à un morceau de Raï ?
Toujours est-il que nous ne sommes pas du tout uniquement face à une question de maladresse formelle. Cette affaire est le symptôme beaucoup plus lourd de la rencontre entre la banalisation des idées et pratiques racistes, et la néolibéralisation d'une Ecole qui a troqué la quête d'efficacité contre celle de la performance. Au milieu de cela se fabriquent alors des outils gestionnaires qui ne sont en réalité que des instruments de domestication des catégories populaires et d'engraissage de comptes en banque d'experts peu scrupuleux.
Source :
Aggiornamento hist-geo
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