Les massacres répétés de populations civiles sous les bombardements de la coalition en Afghanistan réduisent à néant toutes les prétentions morales qui sont avancées pour justifier cette guerre. Une armée en campagne qui prend le risque de tuer des dizaines de civils en écrasant des villages sous les bombes pour ne pas avoir à exposer la vie de ses soldats dans un affrontement rapproché avec les rebelles ne vaut pas mieux que ceux qu’elle prétend combattre. Les morts du village de Granai n’ont pas fait les gros titres. Aucune voix ne s’est élevée ici pour poser cette question brûlante : que fait la France dans cette sale guerre ? L’indifférence en ces circonstances confine à la complicité. Quelque soient les arguments que l’on puisse avancer sur les différences entre les règles d’engagement entre les forces américaines et européennes, après ce massacre, ce ne sont qu’arguties. Qui pourrait, après Granai, avoir le front d’affirmer que cette guerre est « juste » ? Qui pourrait décemment le croire ? Sûrement pas le peuple Afghan, sans l’ombre d’un doute.
Contre Info
Bien sûr, il y aura une enquête. D’ici là, on devrait nous dire que tous les civils afghans tués avaient été utilisés comme « boucliers humains » par les talibans, et nous déclarerons que nous « regrettons profondément » que des vies innocentes aient été perdues. Mais nous affirmerons également que la faute en incombe aux terroristes et non pas aux héroïques pilotes, aux Marines, et aux forces spéciales qui désignaient les cibles à Bala Baluk et Ganjabad.
Quand les Américains détruisent des maisons en Irak, il y a une enquête. Et les Israéliens, ô combien, aiment les enquêtes (même si elles ne révèlent rien). C’est là l’histoire du Moyen-Orient aujourd’hui. Nous sommes toujours dans notre droit et quand ce n’est pas le cas, nous faisons (parfois) des excuses, puis ensuite faisons porter le blâme à tous ces « terroristes ». Oui, bien sûr, tous ces coupeurs de tête et responsables d’attaques suicides sont tout à fait prêts à massacrer des innocents.
Mais le simple fait que ce soit le si faible Président Hamid Karzai qui apparaisse comme un symbole de grandeur d’âme lorsqu’il a appelé hier à « un niveau de moralité plus élevé » dans la conduite de la guerre, et dit que nous devrions nous y comporter en « meilleurs êtres humains », montre à quel point ce massacre a été terrible.
L’explication est fort simple, bien sûr. Nous vivons, ils meurent. Nous ne prenons pas le risque d’exposer nos braves petits gars sur le terrain - pas pour des civils. Ni pour rien d’autre. Nous tirons des obus au phosphore sur Falloujah. Nous tirons des obus de char sur Najaf. Nous savons que nous tuons des innocents. Israël fait exactement la même chose. Et il a également dit la même chose après que ses alliés aient massacrés 1700 civils dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila en 1982, et après la mort de plus d’un millier de civils au Liban en 2006, et après la mort de plus d’un millier de Palestiniens dans la bande de Gaza cette année.
Et si on tue en même temps des hommes en armes - des « terroristes », bien sûr - c’est alors le même argument habituel du « bouclier humain » qui est utilisé, avec au bout du compte, un blâme pour les tactiques des « terroristes » . Nos tactiques militaires sont désormais en parfaite harmonie avec celles d’Israël.
La réalité, c’est que le droit international interdit aux armées de tirer sauvagement sur les bâtiments où s’entassent les civils et de bombarder sauvagement les villages - même lorsque des forces ennemies y sont présentes - mais que ces règles ont été jetées par dessus le bord en 1991 lors des bombardements de l’Irak, puis en Bosnie, puis durant la guerre que l’OTAN a mené en Serbie, puis durant la guerre d’Afghanistan en 2001, puis durant l’aventure en Irak de 2003. Qu’elle ait lieu, cette enquête ! Et que l’on parle des « boucliers humains »... Terreur, terreur, et encore terreur....
Une dernière remarque : innocents ou « terroristes », civils ou talibans, ce sont toujours les musulmans qui sont à blâmer [1].
Robert Fisk
10 mai 2009
Publié par Contre Info selon The Independent.
Lire aussi :
• 10 mai 2009, Graham E. Fuller, Obama aggrave la situation au Pakistan et en Afghanistan, ContreInfo.
Nous nous disons mener une guerre contre les talibans. En réalité, il s’agit d’une guerre contre les Pachtounes, qui sont 40 millions, à cheval sur la frontière entre Pakistan et Afghanistan, et qui veulent retrouver à Kaboul la voix au chapitre perdue en 2001. Par une ironie de l’histoire, la stratégie du diviser pour régner de l’empire britannique, qui a présidé au tracé de la Ligne Durand, rend vaine toute logique militaire d’affrontement avec les Pachtounes en Afghanistan. C’est l’échec - prévisible - de la confrontation avec les tribus en Afghanistan qui met aujourd’hui le hinterland pachtoune du Pakistan à feu et à sang. L’occupation étrangère a pour résultat d’unifier toutes les tribus, toutes les familles, contre les envahisseurs, menaçant du même coup la cohésion du Pakistan, et renforçant les tendances les plus extrémistes. Quelle est la solution ? A l’inverse de ce que planifie Obama, c’est le départ des forces étrangères, dont la présence enflamme la région, qui est le préalable à toute amélioration de la situation. Le temps est-il venu - enfin - de comprendre que ce ne seront pas les opérations militaires de contre-insurrection et les bombardements meurtriers sur la population civile qui parviendront à promouvoir les droits de la femme à Kaboul ? Analyse de Graham E. Fuller, ancien responsable de la station Afghane de la CIA.
• 11 mai 2009, Chris Hedges, Le piège afghan, la bombe à retardement pakistanaise, ContreInfo.
Chris Hedges a rencontré le docteur Juliette Fournot, ancienne responsable des opérations de MSF durant la guerre afghane contre l’occupation soviétique. Mme Fournot, qui connaît bien l’Afghanistan pour y avoir résidé durant l’adolescence, replace le conflit actuel dans une histoire de longue durée qui fait terriblement défaut ici. Elle rappelle que le soutien américain aux jihadistes durant la dernière guerre, largement instrumentalisé par le Pakistan, n’a jamais eu pour objectif d’aider l’Afghanistan et les afghans, mais uniquement d’affaiblir une union soviétique moribonde. A l’époque, les groupes modérés et laïques étaient ignorés par les USA, tandis que l’Arabie Saoudite exportait ses prêcheurs fondamentalistes, dans l’indifférence de leur allié. Si nous sommes oublieux de ce passé récent, les Afghans eux s’en souviennent fort bien. Quelques remarques. Les forces occidentales ont épuisé leur crédit moral en Afghanistan. Le renforcement du corps expéditionnaire qui affrontera l’offensive de printemps des talibans, la multiplication des attaques aériennes sur le sol pakistanais, feront à coup sûr de nouvelles et nombreuses victimes civiles, qui renforceront la détermination des Pachtounes à ne pas accepter de transiger, ni en Afghanistan, ni au Pakistan. La guerre menée en Afghanistan est une cause perdue. Mais l’enjeu désormais, c’est la stabilité du Pakistan. En poursuivant et en étendant les opérations militaires, le risque de voir se déclencher la « bombe à retardement » pakistanaise est accru d’autant. Faute de prendre conscience collectivement de cette situation - aussi désagréable soit-elle - ce constat nous échappe : avec sa crise économique qui répand la misère dans le monde, ses spéculations sur les matières premières et les grains, ses sanglantes aventures militaires, l’occident est objectivement l’un des facteurs majeurs de déstabilisation de la sécurité mondiale, largement perçu comme tel. Mais nous sommes les seuls à ne pas le voir.
• 14 mai 2009, Carlotta Gall et Taimbor Shah, Les villageois afghans racontent l’horreur du bombardement de Granai, ContreInfo.
• 14 mai 2009, Les services secrets pakistanais et la CIA ont créé les talibans, déclare le président pakistanais (Times of India), ContreInfo.
• Pakistan conflict map, BBC NEWS.
• Afghanistan, Monde en Question.
[1] Voir la version de l'im-Monde : Au Pakistan, l'islam radical se mobilise contre l'offensive dans la vallée de Swat, Le Monde.