Ilan Halimi, les « barbares », et la guerre des civilisations
Les faits divers ont facilement la faveur du public ; cette faveur est entretenue par les habitudes de la presse. Trahisons de princesses, malheurs de stars, et crimes crapuleux font utilement vendre du papier. Il est bon pour les dominants de faire spectacle des recoins les plus sombres de l’âme humaine, écartant la réflexion de ceux de la société elle-même.
La terrible histoire du meurtre du jeune Ilan Halimi avait hélas tout pour plaire : un mauvais scénario de film noir, une bande de voyous plus ou moins imbéciles, un beau jeune homme plein de vie, une jeune femme blonde servant d’appât, une demande invraisemblable de rançon, des brutalités atroces et gratuites, une victime laissée pour morte après plus de trois semaines de séquestration et de violences, le nom de « barbares » que se donnaient ces voyous, un présumé « chef de bande » qu’on arrête en Côte d’Ivoire... De quoi alimenter pour un moment les rubriques du voyeurisme médiatique.
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Ce qui sans doute restera le plus longtemps difficile à déterminer de manière un tant soit peu solide, ce sont les mécanismes mentaux - pourtant assurément sommaires - qui ont présidé à la commission de ce crime. C’est pourtant cela qui a transformé un sordide fait divers en affaire d’état, sur laquelle président de la République, premier ministre et autres autorités, politiciens de droite comme de gauche, journalistes et badauds, ont cru devoir s’exprimer comme en connaissance de cause.
Mais il est vrai qu’il y avait dans cette affaire l’allégation d’un élément auquel l’opinion publique est à juste titre particulièrement sensible, et que pour cette raison les faiseurs d’opinion ont pris l’habitude honteuse d’instrumentaliser à chaque fois que l’occasion s’en présente : l’élément « antisémite ».
Le public ne dispose d’aucune information fiable : opinions intuitives, certitudes arbitraires, déclarations de troisième main, voilà ce qui fonde la rumeur. Cela ne signifie pas qu’elle soit fausse ; mais il s’agit là de questions que l’on devrait n’agiter qu’avec mesure. Autant il est essentiel de n’avoir à l’égard du racisme antisémite - pas plus qu’à l’égard de toute autre manifestation de racisme - aucune complaisance, autant il est essentiel d’éviter les amalgames et les à-peu-près explosifs. Il n’est pas certain que l’on n’ait pas, en la circonstance, mordu le trait.
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Ainsi, s’il est clair qu’il faut dénoncer et démonter, critiquer, déconstruire le discours qui essentialise les Juifs ou tout autre groupe humain ; s’il est clair qu’il y a un gros effort politique et idéologique à faire en ce sens ; il est moins clair qu’on aide à la compréhension de ce discours - et qu’on se donne les moyen de juger de manière équitable ceux qui agissent sous son influence - en parlant d’un crime antisémite, comme s’il était le fait de personnes animées par la haine des Juifs. Ce meurtre n’a rien à voir avec une ratonnade ou avec un pogrom. Le qualifier de crime crapuleux n’est en aucun cas l’excuser ou en minimiser la portée : c’est le nommer pour ce qu’il est.
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Ce qui fait de ce fait divers un événement, ce ne sont donc pas ses circonstances propres. Il faudra certes bien s’atteler à la tâche de comprendre un tel fait divers ; de comprendre comment un groupe de jeunes gens a pu en venir à tant de violence criminelle dans l’espoir de gagner quelques sous. Mais après tout l’existence du crime ne date pas d’hier ; et l’histoire des enlèvements avec demande de rançon est totalement déconnectée de l’histoire de l’antisémitisme - on se rappelle l’enlèvement du baron Empain, à qui ses ravisseurs avaient sectionné un doigt.
Il faudra aussi tenter de comprendre comment des préjugés aussi absurdes que celui des Juifs « riches et solidaires » peuvent être tenaces au point, si tel est bien le cas en l’espèce, d’être l’un des éléments d’une entreprise criminelle. Mais pourtant, ce n’est pas cela qui a mobilisé le ban et l’arrière ban de la « classe politico-médiatique ».
S’il n’est pas certain - et si rien à vrai dire ne semble, à ce jour, l’indiquer de manière claire - que l’on a ici affaire à un crime raciste, il est par contre certain que jamais, dans l’histoire récente (et même moins récente) de la société française, un acte raciste n’a suscité autant de réactions que notre fait divers.
Un précédent, toutefois, a failli avoir lieu à l’été 2004. Les terribles circonstances du meurtre de Ilan Halimi n’interdisent pas de garder le souvenir de « l’Affaire » du RER D. On se rappelle en effet que la malheureuse mythomane qui s’était faite l’héroïne d’un fait divers qu’elle avait inventé de toute pièces était soumise aux mêmes stéréotypes que ceux qui pourraient bien être en cause dans ce meurtre. Accusant ses agresseurs imaginaires, « des Arabes et des Noirs », elle leur avait prêté, elle qui n’était pas juive, une attitude antisémite à son égard : ils l’auraient crue juive parce qu’ils l’avaient crue riche, du fait de son adresse dans le 16ème arrondissement de Paris.
Beaucoup de ceux qui s’étaient emballés à dénoncer cette agression comme si elle avait réellement eu lieu s’en étaient ultérieurement justifiés en affirmant qu’il importait peu que l’histoire soit fausse, dès lors qu’elle était croyable ; cela n’était pas arrivé, mais cela aurait pu arriver ; la chose était bien suffisante pour qu’on s’en émeuve. Toute la classe politico-médiatique, déjà, s’y était mise. « Les loups sont entrés dans Paris ! », s’était exclamé le président du conseil régional Île de France, avant de demander en aparté s’il n’y avait pas « un loup » dans toute cette histoire. Pourtant, on n’avait nullement jugé utile, dans les temps qui avaient suivi, de combattre stéréotypes, préjugés, et comportements racistes - même antisémites [1].
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On oublie surtout que l’histoire de la société française est émaillée de très nombreux crimes racistes dont les victimes ont pu être des « Arabes » ou des « Noirs », aux côtés desquels on n’aura garde d’oublier les crimes homophobes ni les dizaines de crimes sexistes qui se commettent chaque année, qui ont parfois ému l’opinion publique, mais n’ont jamais suscité indignation de masse et réplique politique à un niveau comparable à ce qui jusqu’à preuve du contraire reste pourtant, aussi abominable soit-il, un simple crime crapuleux. La dernière fois « qu’ils ont tout cassé », c’est lors des révoltes de novembre 2005 : faut-il comparer le meurtre de Ilan Halimi à la succession des violences policières, des manifestations officielles de mépris, des discriminations et des humiliations dont sont victimes les jeunes des quartiers populaires ?
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Antisémite ou pas, le meurtre de Ilan Halimi semble être le fait d’une bande d’individus hétérogène quant à ses origines, dont l’une des têtes « pensantes » serait un homme d’origine ivoirienne. Est-ce par ce qu’il se prénomme Yousouf qu’on évoque « les Arabes », comme on dirait « les Musulmans » ? Qu’un homme d’origine africaine soit mis en cause fait-il de ce crime un acte « communautaire » ? Toujours est-il qu’au fil des informations égrenées dans les journaux à l’occasion de ce drame, on apprenait, comme si cela avait un rapport avec lui, que « soixante pour cent des bandes ont pour chefs des personnes originaires du Maghreb ou d’Afrique ». Service des renseignements généraux dixit. Or, de quelles « bandes » parle-t-on ? On ne nous le dira pas. S’il s’agit d’associations avérées de malfaiteurs - comme les « barbares » de notre affaire - que ne les arrête-t-on pas plutôt que de nous parler de l’origine supposée de leurs chefs supposés ?
En attendant, on aura propagé une fois de plus cette image fantasmatique d’une « banlieue » sillonnée de « bandes » plus ou moins ethniques, passant leur temps à l’écumer, mêlant dans leurs exactions communautarisme anti-républicain, antisémitisme, et racisme anti-blancs. Réponse, en somme, à des clichés et stéréotypes essentialistes, par d’autres clichés et stéréotypes tout aussi essentialistes. On aura semé une peur sans fondement, et fourni des aliments inespérés aux violences toujours présentes de la société. On aura contribué à la prophétie autoréalisatrice de l’ethnicisation de la société française. On aura, dans le fond favorisé les manifestations qui font du racisme une plaie vivante dans le quotidien de millions de personnes : mépris, discriminations, violences.
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Le problème est que pour une sottise dite, pour un lieu commun idéologique, pour une facilité de langage, pour une filouterie politique, il faut des pages et des pages de démonstrations, d’analyses, de commentaires, etc., à tel point que la partie pourrait à bon droit sembler inégale. Peut-être faut-il alors, comme un repli tactique, limiter son auditoire aux personnes qui ne sont pas par avance sourdes à ce que l’on pourrait dire.
Pour celles là, posons quelques principes et proposons quelques conclusions : Aucune grille d’analyse ethnique ne permet de comprendre la criminalité en général, et l’enlèvement de personnes pour leur extorquer une rançon en particulier. Les clichés et stéréotypes qui essentialisent une population déterminée peuvent conduire au racisme ceux qui y adhèrent ; elle peut également les conduire aux pires exactions. Le fait que Dieudonné soit capable de reprendre à son compte les stéréotypes ethnicistes de l’idéologie dominante quant aux Juifs ne le rend pas responsable de ces stéréotypes comme s’il en était l’auteur.
Il n’est pas le seul à y succomber, et les « barbares » n’avaient sans doute pas besoin de lui pour y succomber eux-mêmes. Rien dans l’appel des Indigènes de la République ne va dans le sens de ces mêmes stéréotypes, ni ne tend à favoriser le repli d’on ne sait quelles communautés sur elles-mêmes. Analyser un fait divers à travers la grille de lecture de la « guerre des civilisations », c’est plus se faire mercenaire de cette guerre qu’aider à élucider ce fait divers. Le meurtre de Ilan Halimi n’a rien à voir avec de quelconques « tensions communautaires ». Ceux qui évoquent, à ce sujet, de telles tensions, instrumentalisent la mort de ce jeune homme pour leur propre - et douteux - combat.
Laurent LÉVY
07/05/2009
Publié par LMSI
Lire aussi :
• Affaire Ilan Halimi, Wikipédia
• Affaire Ilan Halimi, Monde en Question
• Théo Klein, "Que la victime ait été juive a conduit à des développements dont je désire souligner l’incohérence absolue", Monde en Question
• Goel Pinto, Veuillez nous pardonner notre racisme, UJFP
• Une émission télévisée trouble le procès du "gang des barbares", Reuters-Le Monde
L'apparition dans une émission de télévision lundi de deux avocats du procès des 27 membres présumés du "gang des barbares", mis en cause pour l'enlèvement et l'assassinat d'Ilan Halimi en février 2006, a provoqué un nouvel incident au procès ouvert le 7 mai à Paris.
Une vingtaine d'avocats de la défense ont demandé mercredi à la justice de faire respecter le huis clos, sans public et sans presse, ordonné par la cour d'assises conformément à la loi, parce que deux accusés étaient mineurs au moment des faits.
Ils ont déploré le fait que, fait exceptionnel pour un procès en cours, Francis Szpiner, avocat de la famille d'Ilan Halimi, et Emmanuel Ludot, celui du principal accusé Youssouf Fofana, aient débattu de l'affaire lors de l'émission de France 2 "Mots croisés" diffusée lundi soir.
L'audience était alors en cours au palais de justice et Youssouf Fofana n'avait aucun avocat pour le représenter.
Cette émission et toutes les autres publications sur l'affaire depuis le début du procès "portent gravement atteinte à l'indépendance de la justice et à la présomption d'innocence", estiment les avocats des autres accusés dans un communiqué.
Ils parlent de "tentative de pression inadmissibles exercées sur l'opinion et les juges par médias interposés".
L'émission de télévision a eu une première conséquence, la présidente de la cour désignant d'office deux nouveaux avocats pour Youssouf Fofana, afin d'éviter qu'il se retrouve seul, a dit le parquet général.
Elle pourrait en avoir d'autres, la défense s'étonnant que Patrice Ribeiro, syndicaliste policier également invité dans l'émission, ait évoqué l'intervention des services secrets dans l'enquête sur Youssouf Fofana, ce qui ne figure pas au dossier.
La semaine dernière, le procès avait déjà été suspendu pendant une journée en raison d'incidents provoqués par le blocage des prisons par les surveillants. Des accusés avaient été ballottés une partie de la nuit à bord de camions cellulaires, sans pouvoir ni dormir ni manger.
Ce procès est très sensible en raison des accusations d'antisémitisme soutenues par l'accusation contre Youssouf Fofana, accusé d'avoir tué Ilan Halimi après avoir organisé son rapt et sa séquestration émaillée de violents sévices.
L'accusé s'est livré à plusieurs provocations lors des premières audiences, lançant "Allah Akbar!" ("Dieu est grand!") au public, déclarant comme date de sa naissance le jour de la mort d'Ilan Halimi ou menaçant les jurés. Le procès doit en principe se prolonger jusqu'au 10 juillet.
[1] Sur la fausse agression antisémite dans le RER D :
• 14/07/2004, Serge LEFORT, Le racisme ne se divise pas, Monde en Question.
• 18/07/2004, Serge LEFORT, Analyse d’une dérive – Le cas Libération, Monde en Question.
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