7 août 2009
Propagande guerrière
Kraus a reconnu en 1933 (comme il l'avait déjà fait en 1914) qu'un appareil de propagande avait été mis en place pour justifier une agression militaire. Mon hypothèse est que sa critique peut être considérée comme un «paradigme» : soixante-dix ans plus tard, ses catégories-clés sont toujours valables, et elles peuvent s'appliquer à la guerre qui a débuté en mars 2003 avec l'invasion de l'Irak. Certains optimistes prétendront sans doute que la situation actuelle est complètement différente : nous avons aujourd'hui une presse plus critique et plus indépendante, sans compter les autres médias qui, comme la télévision et l'Internet en particulier, garantissent la liberté d'expression. La réponse de Kraus est que «la liberté de la presse» est pour l'essentiel un mythe. Un journal indépendant ou une chaîne de télévision indépendante, cela ne saurait exister. Tous sont soumis aux pressions des propriétaires, des annonceurs, des intérêts de classe et des idéologies nationalistes. De surcroît, en période de crise, le contrôle effectif des médias passe aux mains des responsables politiques et militaires qui sont bien décidés à diffuser leur propagande belliciste.
La critique que fait Kraus des liens entre le militarisme et les médias constitue l'un des aspects les plus prophétiques de son œuvre. Nous pourrions conclure sur un exemple simple et assurément paradigmatique : l'affaire Friedjung. En 1908, l'historien néoconservateur Heinrich Friedjung publia un article dans le principal quotidien du pays, la Neue Freie Presse ; il y faisait état de documents censés prouver que l'Autriche était menacée de trahison et de conspiration dans les Balkans. Il s'agissait de justifier une attaque préventive contre la Serbie. Mais la menace de guerre s'évanouit, et l'Autriche réussit à annexer la Bosnie-Herzégovine sans recourir à la guerre prévue. Un an plus tard, Friedjung fut poursuivi pour diffamation par les hommes politiques croates qu'il avait faussement accusés de trahison. Ses «documents» se révélèrent être des faux, fabriqués par le ministère des Affaires étrangères autrichien, et Friedjung subit une humiliation publique.
[...]
Évoquons maintenant le parallèle le plus récent : les faux documents de Colin Powell et des gouvernements américain et britannique. Les preuves utilisées pour justifier l'invasion de l'Irak en 2003 se sont révélées aussi fausses que celles invoquées dans l'affaire Friedjung. Mais aucun tribunal américain ou anglais n'a réussi à condamner les dirigeants politiques responsables de ce faux scénario, qui a pourtant coûté d'innombrables vies humaines. Les photos de bases ennemies présentées par le secrétaire d'État américain Colin Powell aux Nations unies pour justifier l'attaque contre l'Irak relevaient davantage des ficelles de la communication que du renseignement fiable. Nous savons aujourd'hui qu'il n'y avait pas d'«armes de destruction massive» en Irak, et que Saddam Hussein n'avait rien à voir ni avec Al Qaida ni avec les attentats contre les Twin Towers. Mais, pendant des mois, ces fables élémentaires ont été rabâchées par les médias patriotiques avec une telle insistance que la majorité des membres du Parlement britannique et du Congrès américain ont fini par les croire. Le fiasco Friedjung se répétait, mais cette fois c'était l'Amérique qui était prétendument en danger : l'Angleterre et la puissance militaire dominante devaient «se serrer les coudes».
Edward Timms, Karl Kraus & la construction de la réalité virtuelle, Agone n°35-36, 2006.
Lire aussi :
• Dossier documentaire & Bibliographie Karl KRAUS, Monde en Question.
• 12/08/2006, MALER Henri, La guerre d'Afghanistan de 2001 (1) : Guerre des mots, mots de la guerre, Acrimed.
• 12/08/2006, MALER Henri, La guerre d'Afghanistan de 2001 (2) : Guerre des mots, mots de la guerre, Acrimed.
• Dossier documentaire & Bibliographie Afghanistan, Monde en Question.
• Dossier documentaire & Bibliographie 11 septembre 2001, Monde en Question.
6 août 2009
Propagande contre l'Afghanistan
Selon l'agence Reuters «la moitié de l'Afghanistan» serait «sous la menace des talibans». Il s'agit en fait d'un nouvel épisode du feuilleton scénarisé par les États-Unis qui veulent remporter la bataille décisive pour se venger de l'attentat du 9 septembre 2001 perpétué par leur ancien complice.
Dans la version des années 1980, les gentils (États-Unis, France, Allemagne, Israël) armaient, formaient et payaient les talibans (moudjahidines à l'époque) pour qu’ils fassent la guerre aux méchants d’hier (les bolcheviks).
Dans la version des années 2000, les talibans jouent le rôle des méchants et les troupes de la coalition celui des gentils croisés contre le terrorisme… qui bombardent la population civile afghane.
Le document, publié par Reuters, viendrait «du ministère afghan de l'Intérieur, de l'armée afghane et du département des Nations unies chargé de la sécurité». En clair, la source est américaine car Hamid Karzaï ne dirige qu'un gouvernement fantoche.
Dans un document antérieur, il avait avoué que les talibans contrôlaient 72% du territoire. Il s'agirait donc plus d'un recul que d'une avancée des talibans.
La publication de ce document intervient «à deux semaines des élections présidentielle et provinciales» et alors que les États-Unis cherchent à remporter la bataille décisive qui leur échappe toujours. En attendant cette improbable victoire, les armées de la coalition (réduite de plus en plus aux troupes américaines et aux supplétifs français) poursuivent leur guerre contre la population civile afghane. Le bombardement de Bala Buluk du 4 mai 2009 a tué 130 civils.
Les médias dominants [1] sont complices de la propagande américaine en faveur d'une guerre juste en Afghanistan («le combat contre Al-Qaida et ses soutiens est légitime»), qui est une fiction masquant leur intérêt de contrôler une région stratégique située au carrefour entre la Russie, la Chine, le Pakistan et l'Iran.
Serge LEFORT
06/08/2009
Lire aussi :
• Afghanistan, Monde en Question.
- 21/09/2008, La guerre en questions ?, Jean-Luc MÉLENCHON.
- 15/10/2008, La guerre américaine : escalade de l’Irak vers l’Afghanistan et le Pakistan, Monde en Question.
- 31/10/2008, Crimes de guerre en Afghanistan, Monde en Question.
• Dossier documentaire & Bibliographie Géopolitique : Arc de crise, Monde en Question.
[1] Revue de presse :
• La guerre en Afghanistan, NouvelObs, 03/08/2009.
• La guerre en Afghanistan, NouvelObs, 04/08/2009.
Dans la version des années 1980, les gentils (États-Unis, France, Allemagne, Israël) armaient, formaient et payaient les talibans (moudjahidines à l'époque) pour qu’ils fassent la guerre aux méchants d’hier (les bolcheviks).
Dans la version des années 2000, les talibans jouent le rôle des méchants et les troupes de la coalition celui des gentils croisés contre le terrorisme… qui bombardent la population civile afghane.
Le document, publié par Reuters, viendrait «du ministère afghan de l'Intérieur, de l'armée afghane et du département des Nations unies chargé de la sécurité». En clair, la source est américaine car Hamid Karzaï ne dirige qu'un gouvernement fantoche.
Dans un document antérieur, il avait avoué que les talibans contrôlaient 72% du territoire. Il s'agirait donc plus d'un recul que d'une avancée des talibans.
La publication de ce document intervient «à deux semaines des élections présidentielle et provinciales» et alors que les États-Unis cherchent à remporter la bataille décisive qui leur échappe toujours. En attendant cette improbable victoire, les armées de la coalition (réduite de plus en plus aux troupes américaines et aux supplétifs français) poursuivent leur guerre contre la population civile afghane. Le bombardement de Bala Buluk du 4 mai 2009 a tué 130 civils.
Les médias dominants [1] sont complices de la propagande américaine en faveur d'une guerre juste en Afghanistan («le combat contre Al-Qaida et ses soutiens est légitime»), qui est une fiction masquant leur intérêt de contrôler une région stratégique située au carrefour entre la Russie, la Chine, le Pakistan et l'Iran.
Serge LEFORT
06/08/2009
Lire aussi :
• Afghanistan, Monde en Question.
- 21/09/2008, La guerre en questions ?, Jean-Luc MÉLENCHON.
- 15/10/2008, La guerre américaine : escalade de l’Irak vers l’Afghanistan et le Pakistan, Monde en Question.
- 31/10/2008, Crimes de guerre en Afghanistan, Monde en Question.
• Dossier documentaire & Bibliographie Géopolitique : Arc de crise, Monde en Question.
[1] Revue de presse :
• La guerre en Afghanistan, NouvelObs, 03/08/2009.
• La guerre en Afghanistan, NouvelObs, 04/08/2009.
5 août 2009
Jours de colère
Pierre DOCKÈS, Francis FUKUYAMA, Marc GUILLAUME, Peter SLOTERDIJK, Jours de colère - L’esprit du capitalisme, Descartes et Cie, 2009.
Cet essai n'est pas un livre d'économie. C'est un essai sur l'économisme, la critique de son statut. Oh ! les beaux discours !... Refonder le capitalisme... pour mieux le consolider, et retrouver la croissance " durable " ; sauver son " esprit ", mais quel esprit du capitalisme ?
Sous ses diverses formes, ses boursouflures financières dévastatrices, on trouve des racines communes : le marché et la concurrence, la guerre civilisée mais mal régulée de tous contre tous ; l'alliance avec la technoscience, Prométhée déchaîné qui se heurte aux limites de la planète ; le jeu comme divertissement généralisé, et pas seulement celui des financiers ou des escrocs plus ou moins démasqués.
Tout cela ayant à voir avec le goût irrépressible des hommes pour la démesure. Mais si l'ordre économique avait, à son origine, partie liée avec la spiritualité, il est devenu un culte voué à la cupidité. Et la colère, sourde ou vive, les angoisses, les frustrations s'accumulent. Pour éviter leur explosion, il faut cesser de placer l'argent, le profit et la croissance matérielle au centre de la mondialisation.
Lire aussi :
• Pierre DOCKÈS et Marc GUILLAUME, La colère en souffrance ?, Libération, 29/07/2009.
Après la crise financière, puis économique on pouvait s’attendre à une crise sociale. Mais il est apparu très vite que le printemps serait calme, en France comme en Europe. Le chômage pouvait augmenter, les inégalités se creuser, personne n’est descendu dans la rue en dehors, dans notre pays, des manifestations syndicales rituelles et de conflits sectoriels - la santé, l’enseignement supérieur. Où sont passées les colères d’antan, et plus près de nous, celles qui ont suivi la crise de 1929.
La colère collective, plus ou moins spontanée, plus ou moins exploitée ou réprimée, a pris des formes nombreuses : colère de dieu, du roi, du peuple. Cousine de la guerre, elle a souvent été le moteur de l’histoire. Aurait-elle, comme certaines formes de guerre, disparu ? «Fin de l’histoire», comme l’écrivait Francis Fukuyama il y a près de vingt ans ? Ou simplement changé de forme ? Trop archaïque, trop collective pour des sociétés fondées sur l’abondance et l’individualisme ? Mais bien sûr, présente encore sous ses formes originelles, dans tout le reste du monde, en Amérique latine, en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient.
Quant à son apparente disparition dans les pays riches, une première explication vient à l’esprit. Pour que la colère embrase le corps social, il faut un collectif en puissance, par exemple un «peuple de gauche». Ou du moins des groupes structurés, capables de se fédérer et de devenir des «groupes en fusion» (Sartre). Or le peuple de gauche n’existe plus. Le chômage, la précarité, les inégalités, au lieu de le souder l’ont divisé. Le peuple des villes évoque plutôt aujourd’hui les paysans parcellaires du Second Empire : chacun s’accroche à son lopin de sécurité économique. Ces clivages se reflètent dans les représentations politiques : mouvements anticapitalistes, partis sociaux démocrates réformistes, nébuleuses écologiques, extrême droite populiste. Cet émiettement est aussi lié à la fin des régimes de l’ex-bloc soviétique. Depuis longtemps ces régimes n’étaient plus des modèles, mais ils alimentaient encore la fiction d’une réserve de résistance et de colère chez les prolétaires de l’ouest de l’Europe. Comme le souligne Peter Sloterdijk, l’hyperlibéralisme s’intensifie et se généralise quand ces régimes disparaissent.
Mais cette première explication ne suffit pas. Des émotions collectives peuvent embraser des sociétés en apparence amorphes et individualistes. La colère collective, lorsqu’elle se manifeste, peut faire exploser tous les clivages ou montrer, comme en Iran, qu’elle peut avoir tous les courages.
En réalité, plus que le sujet collectif de la colère, c’est son objet qui fuit devant nous. Les raisons de la colère sont là, mais les toreros ont appris à esquiver le taureau ! Contre qui, contre quoi se révolter lorsque l’objet semble s’évanouir dans la masse des informations, dans les leurres projetés par milliers, sous le fard et la communication ? En réalité, plus que le sujet collectif de la colère c’est son objet qui fait défaut. Contre qui, contre quoi se révolter ? La crise financière ? Elle vient d’Amérique - et Bush est parti - , elle est mondiale, importée, comme les épidémies. Le péril écologique ? A ce niveau, il est encore plus difficile de désigner un bouc émissaire. Ce sont nos propres actions aveugles qu’il faut dénoncer et abandonner les représentations qui leur étaient associées : penser autrement le travail, la consommation, la croissance matérielle. D’ailleurs, crise financière, économique, écologique sont de nature semblable : traites tirées sur les institutions financières, sur les ressources, sur la nature. Tous cupides, gaspillant à court terme, négligeant le long terme. L’impératif écologique nous offre un espoir de salut et aussi une repentance généralisée : le besoin infini de consolation se transforme en pénitence indéfinie.
La colère est, pour le moment, enfouie dans ce cocon de contritions ; mais il se pourrait qu’elle cherche et trouve les voies de sa métamorphose. Car… tous coupables, peut-être, mais pas au même degré. Tous dans le même bateau planétaire mais dans des situations de plus en plus inéquitables. Le calme des populations n’est pas nécessairement un symptôme rassurant.
Pour aller plus loin :
• Quels capitalismes pour le XXIe siècle ?, Les rencontres Economiques d'Aix-en-Provence 2007, DEFI - Centre de recherche en développement économique et finance Internationale
• Pierre DOCKÈS, Wikipédia
• Francis FUKUYAMA, Wikipédia
• Marc GUILLAUME, Wikipédia
• Peter SLOTERDIJK, Wikipédia
• Dossier documentaire & Bibliographie Economie politique, Monde en Question.
• Dossier documentaire & Bibliographie Economie sociale, Monde en Question.
4 août 2009
Sortie de crise ?
Laurent MARUANI, Sortie de crise ? Le silence et le bruit, Contre-Feux, 27/07/2009.
Philippe MARTIN, Les économistes ont mal prévu la crise, Libération, 28/07/2009.
Lire aussi :
François MARGINEAU, C’est la fin de la récession ?, Mondialisation, 28/07/2009.
L’urgence contemporaine et la forte valorisation sociale de l’hyper réactivité nous amènent à vouloir toujours rapidement trouver les bons outils pour une sortie de crise encore mal identifiée. Nous sommes dans la figure de la fuite de canalisation : arrêter l’inondation avant toute chose.
Les référents théoriques habituels tels que le monétarisme, le keynésianisme et le marxisme ayant déjà eu le temps d’être inventés et expérimentés, leurs vices et leurs vertus nous sont assez bien connus. Les économistes conventionnels, qu’ils soient conservateurs ou révolutionnaires, parfois les deux, ne savent plus à quel saint se vouer et préfèrent alors, au silence patient et constructif, les incantations, anathèmes et autres formes de dissimulation de cécité.
Le recours aux théories désormais classiques est de peu d’apport face à la crise fort étrange que nous vivons. Pour cette raison, nous donnerons les trois caractéristiques spécifiques à cette crise avant d’envisager toute forme de solution possible, nous en envisagerons trois.
Cette crise a trois caractéristiques originales
Primo, une spéculation populaire massive, deuxio une malhonnêteté gigantesque et polymorphe de certains dirigeants économiques et financiers, et enfin elle s’inscrit dans un mouvement grandissant environnementaliste et moraliste qui propose la décroissance vertueuse.
En premier, trouvant son amorçage dans les subprimes, nous avons eu une implacable montée de spéculation populaire. La crise de Freddy Mac et Fanny Mae ont rendu ces deux institutions américaines, pourtant à vocation sociale, internationalement célèbres et icônes des excès d’un capitalisme de la surenchère et de l’enrichissement sans cause. L’intégration dans la spirale spéculative de la classe moyenne, voir même des classes dites laborieuses, qui espéraient que la supputation de hausse de la valeur de leurs biens immobiliers dissimulerait leur évident et irresponsable surendettement, a auguré d’une crise finalement issue aussi d’une corruption certes légale mais tout autant irresponsable. A un moindre degré ce comportement spéculatif a aussi caractérisé tous les pays, y compris en développement et à un degré tout aussi fort, sinon encore plus marqué.
En deuxième lieu, cette crise est aussi le fruit de malhonnêtetés gigantesques, d’une absence d’efficacité du contrôle financier et de gouvernance publics, d’une arrogance de nombre de dirigeants, souvent nommés en France par la seule grâce de l’appartenance aux cabinets ministériels et non par la démonstration de qualités cardinales du management.
Enfin, et le point est délicat à énoncer car il va contre la nouvelle pensée correcte, les propositions issues d’une écologie érigée en système tutélaire voulant combiner la décroissance, la lutte contre la pauvreté et le sauvetage sauvage de la planète a permis des "Grenelles" et l’obtention de considérables fonds publics et donations privées. Pour autant, une décroissance verte, engagée sans réelle prise en compte d’un système beaucoup plus large des bilans matières et des risques humains, favorise des comportements dont on pourra regretter ultérieurement, lors d’une réelle volonté de relance autofinancée, qu’ils se soient installés.
L’obsession de la récupération, parfois l’avarice, le consommer moins, qui au départ est le projet des seules nations dites riches, va vouloir et devoir très rapidement s’imposer à celles et ceux qui détiennent le futur de la pollution, à savoir la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie et quelques autres Viêt-Nam, Corée, Nigéria, Yémen, Afrique du Sud, certes moins pollueurs par habitant mais où le niveau de pollution par point de PIB reste élevé. Ils s’y opposeront certainement car l’esprit de profit est assez dominant dans ces pays, où de plus les lois sociales sont assez limitées.
Dans ce climat… où les voix de Nicolas Hulot ou Yann Artus-Bertrand ont peut-être plus de portée que celle du Premier Ministre, comment envisager une sortie de crise puisqu'une véritable schizophrénie politique a envahi le pays ? On vote de plus en plus pour l’Europe verte, projet mystérieux et attirant, porté tant par la générosité que par la haine, mais on exprime aussi un désir de croissance retrouvée et créatrice d’emplois industriels. Pour une fois, cette contradiction n’est pas traversée et expliquée par la lutte des classes, ni par les lois du marché, car ce sont les mêmes personnes, le peuple et les citoyens, qui le veulent.
Les solutions sont alors de deux ordres
Le premier est à redouter mais son risque est réel : il s’agirait d’une instauration d’une sorte de dictature économique et politique mais qui se fonderait sur des restrictions consuméristes à vocation écologique et non sur la pénurie de production. Dans un tel contexte, c’est dans la satisfaction de la contribution au bonheur de la Nation citoyenne, une incarnation nouvelle du bien que d’autres dictatures ont déjà érigé en système omniprésent de contrôle, que nous vivrions. Les meilleurs d’entre nous imaginerons les taxes et autres contraintes fiscales qui orienteront nos consommations vers plus de limitation en volume et plus de contribution fiscale, déficit abyssal oblige.
A cette possible et irrecevable orientation, nous pouvons opposer, au contraire, une refonte fondée sur trois axes
1. En premier une gouvernance financière, substitut à la seule politique de contrôle monétaire anti-inflationniste de la BCE qui se révèlera encore plus vaine dans un climat conjoint de déflation, due à la baisse de la demande, et d’inflation financière destinée à l’amoindrissement de la dette nationale et internationale.
Cette gouvernance doit à notre sens se fonder sur les Droits de l’Homme, y compris dans la responsabilité de toute institution privée ou publique qui mettrait un individu en position de perdre son identité à cause d’une incitation à des décisions qui le mettraient dans une situation d’indignité économique prévisible et probable, y compris par le fait d’une baisse des prix majeure de ses biens. Les Droits de l’Homme sont, de plus, l’une des rares valeurs qui permettrait l’internationalisation de cette quête en évitant les compassions fatales envers les nombreux pays pauvres, parfois en croissance, mais irrespectueux de ces droits.
2. En deuxième, il faut restaurer un climat de confiance personnel dans le futur. Cette confiance n’existe pas, et, de plus, les projets de multiplication de fiscalités vertes dont l’essence humaniste paraît mineure devant les gouffres budgétaires à combler, accroîtront la colère populaire lors de leur application. Les exemptions perverses, telles que la baisse de la TVA sur les restaurants, peu pressés de les restituer aux clients ou aux employés, risquent de compliquer le retour de comportements altruistes. Le risque aujourd’hui n’est plus la fiscalité mais la jacquerie, qui utilisera le web et l’expatriation virtuelle.
3. Enfin, il nous faudra reconsidérer l’idéologie économique d’une Union Européenne disparate dans sa composition, conservatrice libérale dans son idéologie, y compris modulée par sa composante verte, pour revoir, fût-ce au prix de ce que l’on accusera d’être un protectionnisme européen, mais fondé sur le respect des Droits de l’Homme dans le pays producteur, et sa conscience du futur. L’Europe ne peut plus s’accepter bureaucratique et autoritariste dans ses procédures. Elle peut aspirer à une vision beaucoup plus belle mais douloureuse dans ses applications.
Vaste programme, mais nous ne voyons pas de véritable solution de court terme, n’est-ce point une chance rare que d’avoir le long terme en priorité.
Philippe MARTIN, Les économistes ont mal prévu la crise, Libération, 28/07/2009.
es économistes n’ont pas été les plus vilipendés durant cette crise. Les banquiers, traders et autres régulateurs ont été plus maltraités. Cependant, nous avons reçu notre part de critique, en grande partie justifiée, mais manquant parfois sa cible. Le principal reproche fait à la profession - par exemple dans l’hebdomadaire anglais The Economist - a été de ne pas avoir prévu la crise. Le reproche est juste mais il est souvent confondu avec un autre, plus grave et moins fondé, selon lequel la théorie économique serait sans grande utilité pour comprendre la crise. L’échec de l’anticipation de la crise est patent, à l’exception de quelques rares économistes comme Paul Krugman (Princeton), les économistes moins médiatiques de la Banque des règlements internationaux de Bâle et surtout Nouriel Roubini (New York University). Ils avaient mis en garde de manière répétée contre les excès et les innovations financières des dix dernières années, la bulle immobilière, l’endettement des ménages américains ou les structures de rémunération des dirigeants financiers qui incitaient à une prise de risque excessive. Par ailleurs, les économistes écrivaient depuis (trop ?) longtemps que les déséquilibres mondiaux (le déficit extérieur américain) n’étaient pas soutenables et faisaient courir le risque d’une crise majeure.
Cela fut souvent écrit dans ces colonnes. Mais l’erreur a été de ne pas mettre en résonance ces différents phénomènes, de comprendre les relations qu’ils entretenaient et de ne pas mesurer le risque systémique qui découlait de leurs interactions.
Pour pouvoir anticiper la crise, il eut fallu être à la fois expert des marchés financiers (où s’échangent des produits que peu, en vérité, connaissent et comprennent) et des marchés immobiliers. Il eut fallu savoir ce que les banques tramaient dans leurs comptes sciemment opaques, comprendre la perversité des incitations données aux dirigeants et bien mesurer les implications macroéconomiques (à la fois nationales et internationales) de tous ces phénomènes. Il n’est donc pas complètement étonnant que les économistes aient échoué à prévoir la crise, échec qui reflète tant la complexité de nos économies que la spécialisation croissante des chercheurs dans le domaine.
Et la théorie macroéconomique ? Est-elle aujourd’hui utile pour comprendre ce qui s’est passé et faire des recommandations de politique économique ? Elle a été largement prise en défaut. On le comprend aisément lorsqu’on sait que les modèles d’équilibre général, censés justement intégrer les interactions des différents marchés, même ceux d’inspiration keynésienne, ne prennent pas en compte le secteur financier et les prix des actifs financiers. Si ceux-ci reflètent les fondamentaux de l’économie (l’hypothèse d’efficience des marchés financiers), il est plus utile en effet de se concentrer sur la modélisation des fondamentaux. Mais du fait de cette hypothèse irréaliste, les modèles d’équilibre général (par exemple ceux utilisés par les banques centrales) ont échoué à prendre en compte les mécanismes d’amplification à l’œuvre dans la sphère financière. Intégrer ces mécanismes est une tâche ardue à laquelle commence à s’atteler, trop tardivement, la profession. Pourtant, un certain nombre d’outils théoriques auraient pu mieux être utilisés, par exemple ceux développés par Joseph Stiglitz sur les asymétries d’information qui ont joué un rôle crucial dans cette crise. Nous n’avons pas non plus utilisé ce que l’analyse des crises financières nous a enseigné. Celle-ci n’a en effet pas été négligée par les économistes. Depuis la crise asiatique de 1997, elle a même été un des champs de recherche les plus fertiles. Mais nous n’avons pas osé appliquer aux pays industrialisés les mécanismes identifiés dans les pays émergents, faisant ainsi l’hypothèse implicite, à la fois fausse et arrogante, que les failles de ceux-ci ne pouvaient exister chez nous.
La profession est aussi desservie par la cacophonie ambiante. En ce moment, un débat d’une rare violence se déroule entre keynésiens favorables à une relance fiscale par les déficits et néoclassiques ou ricardiens qui considèrent que celle-ci n’aurait que très peu d’impact positif. Des noms d’oiseaux (littéralement) sont échangés entre les plus grands économistes à ce sujet. Cette cacophonie les décrédibilise et explique en partie les hésitations et le manque de coordination des gouvernements. La crise aura un avantage : la macroéconomie n’est plus considérée comme un sujet ennuyeux et elle permettra peut-être de trancher entre keynésiens et classiques sur l’utilité de la relance fiscale en temps de crise.
Lire aussi :
François MARGINEAU, C’est la fin de la récession ?, Mondialisation, 28/07/2009.
Dossier Linguistique
Dossier dédié à Mabel HERNÁNDEZ, UNAM Acatlán, México.
Revues linguistiques en ligne :
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales
De l’impuissance linguistique à la violence
Portiques, fouilles, brigades, autant de gesticulations des politiques qui ne considèrent que l'écume des choses. S'il était aussi simple de supprimer les actes de violence en confisquant les instruments de la violence on le saurait et tout serait simple ; aussi simple que d'éradiquer l'illettrisme en imposant une méthode de lecture syllabique.
Si nos enfants - je dis bien nos enfants - passent à l'acte plus vite et plus fort, c'est parce que ni nous ni leurs maîtres n'avons su leur transmettre la capacité de mettre pacifiquement en mot leur pensée pour l'Autre. Un élève sur dix environ quitte aujourd'hui notre système scolaire en situation d'insécurité linguistique. Ils sont incapables de dire leur pensée au plus juste de ses intentions ; ils sont tout aussi incapables de recevoir la pensée d'un autre avec autant de bienveillance que de vigilance. Leur drame n'est pas de ne pas savoir parler selon les règles, leur drame est que l'école n'a pas su leur donner le goût de l'Autre. L'insécurité linguistique, parce qu'elle condamne certains des élèves à un enfermement subi, à une communication rétrécie, rend difficile toute tentative de relation pacifique, tolérante et maîtrisée avec un monde devenu hors de portée des mots, indifférent au verbe. Réduite à la proximité et à l'immédiat, la parole n'a pas le pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique seule capable d'éviter le passage à l'acte violent et à l'affrontement physique.
Cette parole alors éruptive n'est le plus souvent qu'un instrument d'interpellation brutale et d'invective qui banalise l'insulte et annonce le conflit plus qu'elle ne le diffère. Confinée dans le cercle étroit des «alter ego», elle n'autorise que de rares perspectives d'analyse et de problématisation. Cette impuissance linguistique impose alors que l'on utilise d'autres moyens pour imprimer sa marque : on altère, on meurtrit, on casse parce que l'on ne peut se résigner à ne laisser ici-bas aucune trace de son éphémère existence. Novembre 2006 ; j'accompagne ma fille, convoquée au tribunal d'instance de C. Nous y arrivons à 14 heures et en sortirons vers 18 heures. Quatre heures pendant lesquelles nous assistons, d'abord amusés, puis atterrés, à une parodie de justice sur fond d'illettrisme.
Sur l'estrade, un président sévère et renfrogné, qui ne lèvera pratiquement pas les yeux de tout l'après-midi sur les prévenus. A ses côtés, un procureur tout en bons mots, aphorismes et phrases fleuries ; nous eûmes droit à : «Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse», «Qui vole un œuf vole un bœuf», puis en montant un peu la barre : «Une bonne confession vaut mieux qu'une mauvaise excuse» et enfin, en guise d'apothéose : «O tempora ! O mores !» En bas, à la barre, quelques avocats pressés, sans connaissance réelle des dossiers et sans aucune relation avec leurs «clients», ces derniers tous blacks et beurs, en uniforme de la cité, sweats et baskets, répondent aux questions par des tronçons de phrases sur un rythme haché et accéléré.
Tout l'après-midi se sont ainsi succédé douze jeunes ; pas un seul n'a tenté d'articuler la moindre explication, de construire la moindre argumentation. Vers 17 heures est appelé à la barre un jeune homme ; il est grand, costaud ; il écoute le président qui rappelle les faits qui lui sont reprochés : en bref, vol de dix CD dans une grande surface et ce pour la deuxième fois. C'est là que le procureur nous a gratifiés d'un «Tant va la cruche à l'eau…» et s'est lancé dans un long discours de fort belle facture sur la protection des citoyens et la vertu du châtiment. Plusieurs fois, le jeune prévenu se penche en avant, empoignant la barre avec une force qui fait saillir les muscles de son cou ; il tente de parler, émet quelques mots saccadés : «C'est pas voler…» «Je les ai déjà.» Ses tentatives sont noyées sous le flot continu du laïus du procureur ; la tension devient palpable à mesure que se révèlent vains ses essais d'intervention. Le procureur s'arrête enfin : «Alors, de quoi voulez-vous donc nous entretenir qui ne puisse attendre l'ultime fin de ma péroraison (sic) ?» Et le jeune répète «C'est pas voler ; je l'ai déjà.» «Mais bien sûr que vous l'avez puisque vous l'avez volé !» La tension monte encore d'un cran, des insultes sourdes sont marmonnées que le procureur tourne en dérision : «Expliquez-vous donc au lieu de grogner comme un animal !» Et survient alors ce qui me paraissait inévitable : l'adolescent saute par-dessus la barre, bondit sur l'estrade et empoigne le procureur au collet. L'agresseur est ceinturé et menotté ; il sera traduit en comparution immédiate et écopera de plusieurs mois de prison ferme. Il fallait que la justice passe et elle est passée. Violence sur un magistrat dans l'exercice de ses fonctions, c'était un délit grave et il fut justement puni.
Mais jamais comme ce jour-là, je n'ai ressenti un tel sentiment d'impuissance, jamais ne m'est apparu avec autant d'évidence l'enchaînement fatal entre impuissance linguistique et passage à l'acte violent. Ce jeune tentait désespérément de donner une explication - vraisemblablement mensongère d'ailleurs - selon laquelle il n'avait pas volé les CD ; il venait, prétendait-il, les échanger parce qu'il les avait déjà. Mais lui manquaient les mots pour se faire comprendre, mais lui faisaient défaut les structures pour convaincre. L'humiliation de ne pas maîtriser ce qui fait le propre de l'homme, l'exaspération de n'avoir pas l'espace et les moyens de faire entendre son «beau mensonge» le conduisirent inéluctablement à l'agression. Il ne s'agit pas, bien sûr, de justifier un acte violent, inacceptable, il faut tenter simplement d'en comprendre les articulations. 16 ans, encore élève d'un lycée professionnel, citoyen français, il avait subi pendant treize à quatorze ans une obligation scolaire qui ne lui avait pas donné les mots pour laisser une trace de lui-même sur l'intelligence des autres.
Alain BENTOLILA
Libération
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De l’impuissance linguistique à la violence
Portiques, fouilles, brigades, autant de gesticulations des politiques qui ne considèrent que l'écume des choses. S'il était aussi simple de supprimer les actes de violence en confisquant les instruments de la violence on le saurait et tout serait simple ; aussi simple que d'éradiquer l'illettrisme en imposant une méthode de lecture syllabique.
Si nos enfants - je dis bien nos enfants - passent à l'acte plus vite et plus fort, c'est parce que ni nous ni leurs maîtres n'avons su leur transmettre la capacité de mettre pacifiquement en mot leur pensée pour l'Autre. Un élève sur dix environ quitte aujourd'hui notre système scolaire en situation d'insécurité linguistique. Ils sont incapables de dire leur pensée au plus juste de ses intentions ; ils sont tout aussi incapables de recevoir la pensée d'un autre avec autant de bienveillance que de vigilance. Leur drame n'est pas de ne pas savoir parler selon les règles, leur drame est que l'école n'a pas su leur donner le goût de l'Autre. L'insécurité linguistique, parce qu'elle condamne certains des élèves à un enfermement subi, à une communication rétrécie, rend difficile toute tentative de relation pacifique, tolérante et maîtrisée avec un monde devenu hors de portée des mots, indifférent au verbe. Réduite à la proximité et à l'immédiat, la parole n'a pas le pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique seule capable d'éviter le passage à l'acte violent et à l'affrontement physique.
Cette parole alors éruptive n'est le plus souvent qu'un instrument d'interpellation brutale et d'invective qui banalise l'insulte et annonce le conflit plus qu'elle ne le diffère. Confinée dans le cercle étroit des «alter ego», elle n'autorise que de rares perspectives d'analyse et de problématisation. Cette impuissance linguistique impose alors que l'on utilise d'autres moyens pour imprimer sa marque : on altère, on meurtrit, on casse parce que l'on ne peut se résigner à ne laisser ici-bas aucune trace de son éphémère existence. Novembre 2006 ; j'accompagne ma fille, convoquée au tribunal d'instance de C. Nous y arrivons à 14 heures et en sortirons vers 18 heures. Quatre heures pendant lesquelles nous assistons, d'abord amusés, puis atterrés, à une parodie de justice sur fond d'illettrisme.
Sur l'estrade, un président sévère et renfrogné, qui ne lèvera pratiquement pas les yeux de tout l'après-midi sur les prévenus. A ses côtés, un procureur tout en bons mots, aphorismes et phrases fleuries ; nous eûmes droit à : «Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse», «Qui vole un œuf vole un bœuf», puis en montant un peu la barre : «Une bonne confession vaut mieux qu'une mauvaise excuse» et enfin, en guise d'apothéose : «O tempora ! O mores !» En bas, à la barre, quelques avocats pressés, sans connaissance réelle des dossiers et sans aucune relation avec leurs «clients», ces derniers tous blacks et beurs, en uniforme de la cité, sweats et baskets, répondent aux questions par des tronçons de phrases sur un rythme haché et accéléré.
Tout l'après-midi se sont ainsi succédé douze jeunes ; pas un seul n'a tenté d'articuler la moindre explication, de construire la moindre argumentation. Vers 17 heures est appelé à la barre un jeune homme ; il est grand, costaud ; il écoute le président qui rappelle les faits qui lui sont reprochés : en bref, vol de dix CD dans une grande surface et ce pour la deuxième fois. C'est là que le procureur nous a gratifiés d'un «Tant va la cruche à l'eau…» et s'est lancé dans un long discours de fort belle facture sur la protection des citoyens et la vertu du châtiment. Plusieurs fois, le jeune prévenu se penche en avant, empoignant la barre avec une force qui fait saillir les muscles de son cou ; il tente de parler, émet quelques mots saccadés : «C'est pas voler…» «Je les ai déjà.» Ses tentatives sont noyées sous le flot continu du laïus du procureur ; la tension devient palpable à mesure que se révèlent vains ses essais d'intervention. Le procureur s'arrête enfin : «Alors, de quoi voulez-vous donc nous entretenir qui ne puisse attendre l'ultime fin de ma péroraison (sic) ?» Et le jeune répète «C'est pas voler ; je l'ai déjà.» «Mais bien sûr que vous l'avez puisque vous l'avez volé !» La tension monte encore d'un cran, des insultes sourdes sont marmonnées que le procureur tourne en dérision : «Expliquez-vous donc au lieu de grogner comme un animal !» Et survient alors ce qui me paraissait inévitable : l'adolescent saute par-dessus la barre, bondit sur l'estrade et empoigne le procureur au collet. L'agresseur est ceinturé et menotté ; il sera traduit en comparution immédiate et écopera de plusieurs mois de prison ferme. Il fallait que la justice passe et elle est passée. Violence sur un magistrat dans l'exercice de ses fonctions, c'était un délit grave et il fut justement puni.
Mais jamais comme ce jour-là, je n'ai ressenti un tel sentiment d'impuissance, jamais ne m'est apparu avec autant d'évidence l'enchaînement fatal entre impuissance linguistique et passage à l'acte violent. Ce jeune tentait désespérément de donner une explication - vraisemblablement mensongère d'ailleurs - selon laquelle il n'avait pas volé les CD ; il venait, prétendait-il, les échanger parce qu'il les avait déjà. Mais lui manquaient les mots pour se faire comprendre, mais lui faisaient défaut les structures pour convaincre. L'humiliation de ne pas maîtriser ce qui fait le propre de l'homme, l'exaspération de n'avoir pas l'espace et les moyens de faire entendre son «beau mensonge» le conduisirent inéluctablement à l'agression. Il ne s'agit pas, bien sûr, de justifier un acte violent, inacceptable, il faut tenter simplement d'en comprendre les articulations. 16 ans, encore élève d'un lycée professionnel, citoyen français, il avait subi pendant treize à quatorze ans une obligation scolaire qui ne lui avait pas donné les mots pour laisser une trace de lui-même sur l'intelligence des autres.
Alain BENTOLILA
Libération
3 août 2009
L'Aveuglement
José SARAMAGO, L'Aveuglement, Le Seuil, 1997.
Par les temps qui courent, il est utile de relire le roman de José Saramago, L'Aveuglement. Il nous décrit une société dans laquelle, à la suite d'une épidémie, chacun a perdu la vue. Un changement radical et collectif de perception du monde bénéfique ou néfaste ?
A l’heure où les problématiques économiques envahissent les conversations ainsi que les consciences aiguisées du monde, à l’heure aussi où les présomptions humaines se promettent de faire face à ces difficultés variables parce qu’il est de notoriété publique que l’être humain possède en son sein la capacité de solutionner les problèmes qu’il a engendrés, José Saramago nous soumet une question dérangeante : peut-on tout anticiper ?
Son roman L'Aveuglement, récemment adapté au cinéma par Fernando Mereilles, démontre qu’une épidémie de cécité est peut-être la bienvenue quand les opacités d’une crise financière sont susceptibles d’annoncer le chaos.
Voir son corps
Bien sûr que nous pouvons anticiper à satiété puisque la littérature se livre constamment à cet exercice quand elle fait vœu de nous mettre à l’épreuve des possibles. Ceci étant, la situation imaginée par Saramago ne prend pas pour point de repère un soudain renversement de l’ordre économique, ni même l’accession au pouvoir d’un chef charismatique doté de pouvoirs magiques, et encore moins une invasion extraterrestre qui viendrait prouver aux êtres humains leur relative petitesse.
Saramago s’attaque immédiatement à notre corps, celui dans lequel nous sommes naturellement prisonniers. Que se passe-t-il quand nous perdons l’usage d’un sens ? Notre perception du monde se modifie et notre esprit ajuste sa pensée à ces nouvelles perceptions. Mais que se passe-t-il quand l’ensemble des êtres se retrouve amputé d’un sens, et à plus forte raison d’un même sens ? Ces êtres ont-ils la faculté de réajuster leur pensée ? Comment faire quand notre pensée singulière devient la propriété de tous du fait que nous souffrons tous et quasi simultanément de la même privation ? Il y aurait vraisemblablement la constitution d’une solidarité identitaire devant un tel état de fait, et cette solidarité séminale nous empêcherait de retourner notre esprit sur lui-même à moins d’être isolé du monde.
Difficile dans ce cas de s’adosser à un quelconque repère. Or, étant donné que cette privation est une interdiction de voir, nous ne saurions plus jamais prévoir ce qu’un autre n’est même plus capable de lire sur les traits expressifs de nos visages quand ceux-ci trahissent nos intentions d’agir. Cette absence d’action concrète est la mort de toute intentionnalité : nous ne sommes plus "conscience de quelque chose", nous sommes conscience exclusive d’une chose qu’on appelle notre corps. Et cette présence totale du corps n’est pas différente du bébé qui vient de naître et qui n’aurait pas encore ouvert les yeux.
Où l’apparence n’a plus de sens, une essence prend forme
La cécité collective imaginée par Saramago nous donne ainsi le sentiment d’un gigantesque accouchement. Seule une femme en réchappe : elle est parmi cette communauté l’incarnation de la différence, l’aveu d’une minorité invisible. Elle est la sage-femme qui doit prendre soin de ce nourrisson aveugle qui a perdu toute raison car il doit la reconstruire. Elle est le faisceau de lumière qui traverse un brouillard immaculé. La conscience de cette rescapée est grosse de tout l’ancien monde tandis que la mémoire des aveugles est neutralisée par l’absence d’un monde où le souvenir peut justement référer à un contenu tangible.
Si bien que ces aveugles n’ont pas d’autre choix que d’essayer de prendre soin de ce corps qui les accable. Puisqu’ils n’ont pas d’autre activité à proposer à l’esprit que la faculté d’imaginer, il leur faut remplir ce corps dont la persistance dans la vie est peut-être le seul moyen d’entretenir l’espoir d’un jour recouvrer la vue. On retient d’ailleurs que les groupes étrangers à la fréquentation de cette femme immunisée sont plongés dans l’anarchie. Très vite le naturel revient au galop. Ceux qui par nature sont physiquement forts s’octroient des droits naturels sur ceux qui par nature passent pour des faibles. Cependant le royaume des aveugles a ceci d’arithmétiquement juste qu’il a égalisé toutes les chances en privant chacun du même sens.
La partie devient donc un jeu de solitaire, une sorte de corps à corps avec son propre corps. Puisque le langage conventionnel est remisé au fond des souvenirs, quelques consciences se délivrent. Le fait de ne plus avoir à jouer des mots en respectant les définitions en vue d’être compris par la majorité nous incite probablement à nous mettre à nu.
L’amour, par exemple, n’est plus un engagement possédant la même force qu’autrefois. Une scène magnifique nous montre un vieillard qui déclare sa flamme à une belle jeune fille. Ici le sens commun de "vieillard" et "jeune" n’a plus aucune importance. Ce qui compte, c’est que l’amour puisse trouver un espace où s’exprimer alors que, par définition, il n’y a plus aucun espace visible. Etre attiré par l’autre tout en ne pouvant qu’être conscience de son seul corps est la preuve que le réseau des essences a pris le pas sur le réseau des apparences. On le disait : l’apparence manifeste de la vieillesse et de la jeunesse n’a plus de terrain où se disputer. Alors même l’amour n’est plus discutable ; son concept est partout à la fois, il suffit juste de ne pas avoir honte de le saisir car il est disponible pour tout le monde.
Le peuple visionnaire
N’est-ce pas en ce sens toute l’ambition du bateau ivre de Rimbaud ? Profondément déréglées, nos perceptions n’ont plus d’autorité sur le monde. Cela ne veut pas dire que le monde n’a plus droit à l’existence. En réalité, cette position subalterne du monde suggère la constitution latente d’un monde où les phénomènes auraient une valeur absolue.
Les yeux ouverts sur la cécité, les aveugles de Saramago n’ont jamais été aussi clairvoyants que le poète rimbaldien. Pourtant ils ne peuvent pas prétendre approcher une pure essence car ils sont continuellement rappelés par l’espoir de revoir ce qu’ils n’ont jamais cessé de voir avant de devenir aveugles. Ainsi n’ont-ils fait que "croire voir". Et à la fin, quand des yeux guérissent, ils sont comme plongés dans un nouveau monde qui pourtant était le leur.
Les "nouveaux voyants" sont d’ailleurs tellement conscience de leur corps qu’à présent, étant si heureux d’avoir récupéré leur vision, ils vont enfin pouvoir se regrouper autour d’une "vision" du monde similaire, en l’occurrence la "vision" retrouvée qui devient idéologique d’avoir autant été désirée. On a peut-être ici le vieux rêve rousseauiste d’un peuple qui n’est peuple qu’en tant qu’il s’est constitué lui-même. Autrement dit, c’est la renaissance d’un peuple qui, pourvu de tous ses sens, va désormais se réajuster en fonction de ce qu’il a cru voir et qui l’a fondamentalement modifié. Du moins peut-on l’espérer.
Gregory Mion
Contre-Feux
Lire aussi :
• José Saramago, Wikipédia
• José Saramago, BiblioMonde
• L'Aveuglement, Wikipédia
• L'Aveuglement, BiblioMonde
• Blindness, Wikipédia
• Blindness, AlloCiné
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