7 août 2009

Propagande guerrière


Kraus a reconnu en 1933 (comme il l'avait déjà fait en 1914) qu'un appareil de propagande avait été mis en place pour justifier une agression militaire. Mon hypothèse est que sa critique peut être considérée comme un «paradigme» : soixante-dix ans plus tard, ses catégories-clés sont toujours valables, et elles peuvent s'appliquer à la guerre qui a débuté en mars 2003 avec l'invasion de l'Irak. Certains optimistes prétendront sans doute que la situation actuelle est complètement différente : nous avons aujourd'hui une presse plus critique et plus indépendante, sans compter les autres médias qui, comme la télévision et l'Internet en particulier, garantissent la liberté d'expression. La réponse de Kraus est que «la liberté de la presse» est pour l'essentiel un mythe. Un journal indépendant ou une chaîne de télévision indépendante, cela ne saurait exister. Tous sont soumis aux pressions des propriétaires, des annonceurs, des intérêts de classe et des idéologies nationalistes. De surcroît, en période de crise, le contrôle effectif des médias passe aux mains des responsables politiques et militaires qui sont bien décidés à diffuser leur propagande belliciste.

La critique que fait Kraus des liens entre le militarisme et les médias constitue l'un des aspects les plus prophétiques de son œuvre. Nous pourrions conclure sur un exemple simple et assurément paradigmatique : l'affaire Friedjung. En 1908, l'historien néoconservateur Heinrich Friedjung publia un article dans le principal quotidien du pays, la Neue Freie Presse ; il y faisait état de documents censés prouver que l'Autriche était menacée de trahison et de conspiration dans les Balkans. Il s'agissait de justifier une attaque préventive contre la Serbie. Mais la menace de guerre s'évanouit, et l'Autriche réussit à annexer la Bosnie-Herzégovine sans recourir à la guerre prévue. Un an plus tard, Friedjung fut poursuivi pour diffamation par les hommes politiques croates qu'il avait faussement accusés de trahison. Ses «documents» se révélèrent être des faux, fabriqués par le ministère des Affaires étrangères autrichien, et Friedjung subit une humiliation publique.

[...]

Évoquons maintenant le parallèle le plus récent : les faux documents de Colin Powell et des gouvernements américain et britannique. Les preuves utilisées pour justifier l'invasion de l'Irak en 2003 se sont révélées aussi fausses que celles invoquées dans l'affaire Friedjung. Mais aucun tribunal américain ou anglais n'a réussi à condamner les dirigeants politiques responsables de ce faux scénario, qui a pourtant coûté d'innombrables vies humaines. Les photos de bases ennemies présentées par le secrétaire d'État américain Colin Powell aux Nations unies pour justifier l'attaque contre l'Irak relevaient davantage des ficelles de la communication que du renseignement fiable. Nous savons aujourd'hui qu'il n'y avait pas d'«armes de destruction massive» en Irak, et que Saddam Hussein n'avait rien à voir ni avec Al Qaida ni avec les attentats contre les Twin Towers. Mais, pendant des mois, ces fables élémentaires ont été rabâchées par les médias patriotiques avec une telle insistance que la majorité des membres du Parlement britannique et du Congrès américain ont fini par les croire. Le fiasco Friedjung se répétait, mais cette fois c'était l'Amérique qui était prétendument en danger : l'Angleterre et la puissance militaire dominante devaient «se serrer les coudes».

Edward Timms, Karl Kraus & la construction de la réalité virtuelle, Agone n°35-36, 2006.

Lire aussi :
• Dossier documentaire & Bibliographie Karl KRAUS, Monde en Question.
• 12/08/2006, MALER Henri, La guerre d'Afghanistan de 2001 (1) : Guerre des mots, mots de la guerre, Acrimed.
• 12/08/2006, MALER Henri, La guerre d'Afghanistan de 2001 (2) : Guerre des mots, mots de la guerre, Acrimed.
• Dossier documentaire & Bibliographie Afghanistan, Monde en Question.
• Dossier documentaire & Bibliographie 11 septembre 2001, Monde en Question.

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