9 février 2006

La guerre des images

Jyllands-Posten serait le champion "de la liberté de la presse, de la laïcité républicaine et des droits de l'homme" Le Monde. Pourtant, depuis le 21 janvier, le très conservateur quotidien danois étale à la "une" un reportage sur le baptême d'un prince royal : photos, articles et vidéos. Ce petit détail illustre les vrais intentions de ce journal quand il a publié, il y a plus de trois mois, une caricature assimilant l'Islam au terrorisme. Il ne s'agissait pas, comme certains voudraient nous le faire croire, de dénoncer le poids du religieux dans la société, mais bien de stigmatiser la population musulmane. Victime d'une ségrégation sociale et politique, elle est soumise aujourd'hui, au Danemark comme en France, à une campagne haineuse contre sa culture qui, dans l'imaginaire occidental, serait liée au terrorisme.

Il paraît que les caricatures produites au Danemark furent le résultat d'un test pour mesurer le degré d'autocensure des artistes. Mais alors, pourquoi ne se sont-ils pas attaqués à la religion dominante de leur pays ? Pourquoi, au lieu de soutenir la politique de l'extrême-droite [1] très restrictive en matière d'immigration et de droits des étrangers au Danemark, n'ont-ils pas caricaturé la famille royale et l'Eglise Danoise. Pourquoi les valeureux journalistes français, solidaires de cette provocation, ne disent pas que :
Dans la Constitution il est écrit que "l'Eglise évangélique luthérienne est l'Eglise du peuple danois" et qu'elle est soutenue par l'État.
Lorsque l'on est baptisé à l'Eglise Danoise, on en devient automatiquement membre, mais chacun est libre de s'en retirer par la suite. Néanmoins, 90% des Danois sont membres de l'Eglise Danoise. Un enfant baptisé reçoit un certificat de naissance et de baptême où sont inscrits son lieu de naissance, sa date de naissance son numéro personnel (plus ou moins comme celui de la sécurité sociale) ainsi que l'identité de ses parents. Si l'on ne souhaite pas faire baptiser son enfant à l'Eglise Danoise, on doit tout de même s'adresser à un de ses bureaux pour recevoir l'attestation de naissance et d'identité. L'enfant n'est alors pas membre de l'Eglise Danoise, mais tous les enfants doivent avoir leur numéro personnel, un numéro que seule l'Eglise Danoise est habilitée à délivrer. L'attestation de naissance et d'identité contient le nom de l'enfant, son numéro personnel, ses lieu et date de naissance ainsi que l'identité de ses parents, et éventuellement si l'enfant est baptisé dans une autre Eglise. [2]

Quand les médias hexagonaux associent unanimement "le monde arabo-musulman" à l'Islam et au terrorisme, ils font la preuve d'un racisme social, politique et culturel et, de plus, ils mentent sciemment.
- Les six pays les plus importants, en terme de population majoritairement musulmane, sont l'Indonésie, le Pakistan, le Bengladesh, le Nigéria, la Turquie et l'Iran; six pays non arabes.
- Si les peuples arabes sont majoritairement musulmans et de tendance sunnite, il ne faut pas oublier que pour beaucoup il s'agit plus d'une référence culturelle que religieuse et qu'il existe une minorité laïque trop souvent ignorée et très rarement soutenue.
- Enfin, il convient de rappeler que les grandes puissances, en premier lieu les États-Unis mais aussi Israël, ont depuis les années 1950 instrumentalisé les groupes islamiques. Les puissances occidentales ont armé, instruit et payé des groupes mercenaires se revendiquant de l'Islam pour faire la guerre à leur place. Ironie de l'histoire, les amis d'hier sont devenus les ennemis d'aujourd'hui [3].

Les médias, au Danemark comme en France, revendiquent hypocritement la liberté de la presse pour justifier leur racisme. Au nom de l'audimat, déguisé sous les trémolos de la république catholaïque, ils prônent une nouvelle guerre de religion avec les armes éprouvées de l'image. Cette technique n'est pas nouvelle. Elle fut largement utilisée par les puissances coloniales en Amérique au XVIe siècle, en Algérie et en Palestine au XXe siècle.
Pour des raisons spirituelles (les impératifs de l'évangélisation), linguistique (les obstacles démultipliés des langues indigènes), techniques (la diffusion de l'imprimerie et l'essor de la gravure), l'image exerça au XVIe siècle un rôle remarquable dans la découverte, la conquête et la colonisation du Nouveau Monde. Parce que l'image constitue avec l'écrit l'un des outils majeurs de la culture européenne, la gigantesque entreprise d'occidentalisation qui s'abattit sur le continent américain assuma - en partie du moins - la forme d'une guerre des images qui se perpétua pendant des siècles et dont rien n'indique qu'elle soit close aujourd'hui [4].

Un exemple, parmi d'autres, de ce racisme colonial nous est donné par Jean-Marcel Bouguereau dans son article "Salubrité publique" : "C'est une œuvre de salubrité publique car, comme ce fut le cas pour les autres religions, il faut habituer la religion musulmane à supporter la moquerie et la caricature." Vous avez bien lu ! Salubrité publique est un terme particulièrement insultant dans ce contexte puisqu'il désigne l'ensemble des mesures édictées par l'Administration en matière d'hygiène des personnes, des animaux et des choses. Il a été utilisé par beaucoup d'antisémites contre les juifs qu'ils comparaient à de la vermine dont il fallait se débarrasser parce qu'ils infestaient la "civilisation" occidentale. Les images et les mots sont des armes idéologiques qui précédent et accompagnent la guerre. Nous n'en sommes pas encore-là, mais "il y a quelque chose de pourri" dans cette société qui exclue les Français des DOM-TOM et des ex-colonies et qui diabolise leur culture.

Serge LEFORT
9 février 2006

Publié par Altermonde - Bellaciao.
Cet article a suscité 52 pages de pourriels (spams) de Jean-Marcel Bouguereau.

[1] Le Dansk Folkeparti (parti du peuple danois) a obtenu 13,3 % lors des élections législatives du 8 février 2005, soit 24 députés, et soutient la coalition du Venstre (parti libéral) et du Det Konservative Folkeparti (parti conservateur).
[2] Source Wikipédia.
[3] Sur cette question, trop longue à développer dans le cadre de cet article, voir :
• BIARNÈS Pierre, Pour l'empire du monde - Les Américains aux frontières de la Russie et de la Chine, Ellipses, 2003
• COOLEY John K., CIA et Jihad 1950-2001 - Contre l'URSS, une désastreuse alliance, Frontières, Autrement, 2002.
• FAURE Michel et PASQUIER Sylvaine, Washington-Islamistes Liaisons dangereuses, L'Express, 2001.
[4] GRUZINSKI Serge, La guerre des images : de Christophe Colomb à "Blade Runner" (1492-2019), Fayard, 1990.
Sélection bibliographique sur le même thème :
• BERTAUD Jean-Paul, Napoléon, le monde et les anglais : guerre des mots et des images, Autrement, 2004.
• Collectif, France-Algérie : images d'une guerre, Institut du monde arabe, 1992.
• FRECHES José, La guerre des images, Denoël, 1986.
• GRAFFENRIED Michael von, Algérie : photographies d'une guerre sans images, Hazan, 1998.
• SANBAR Elias, Les Palestiniens - La photographie d'une terre et de son peuple de 1839 à nos jours, Hazan, 2004.

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