2 décembre 2008

Interview complète de Christophe Jaffrelot

Que sait-on sur les Moudjahidin du Deccan, le groupe qui a revendiqué les attaques ayant ensanglanté Bombay mercredi 26 novembre ?

- On ne sait pas grand chose à leur sujet. Ils tirent leur nom de la région du Deccan, un plateau situé au centre de l’Inde. Mais on peut supputer qu’ils sont liés – ou qu’ils ressemblent – au groupe des Moudjahidin indiens. Ces derniers revendiquent depuis un an des attentats quasi mensuels sur le territoire indien : ce sont eux qui ont frappé à New-Delhi en septembre, à Ahmedabad en juillet, à Jaipur en mai etc., chaque fois faisant plusieurs dizaines de victimes. A la différence des autres groupes, les Moudjahidin indiens revendiquent leurs attentats, au risque d’être reconnus.

Et à chaque fois qu’ils l’ont été – ou presque –, il s’est avéré qu’il s’agissait d’Indiens nés en Inde, assez éduqués, et ayant un lien plus ou moins direct avec le SIMI, le Mouvement étudiant islamique d’Inde, une organisation qui a été interdite après avoir fait l’apologie de Ben Laden. Le SIMI est un mouvement qui a été initié aux techniques terroristes par des mouvements pakistanais – notamment le Lakshar-e-Taiba – et dont les premiers attentats, au début des années 2000, ont été menés conjointement avec ce mouvement pakistanais ou d’autres – éventuellement issus du Bangladesh. Mais, depuis 2007, il semble que ces groupes indiens se soient émancipés des Pakistanais pour mener leurs propres opérations, ce qui n’exclut pas la poursuite d’une collaboration.

Que sait-on de leurs revendications ?

- Les Moudjahidin du Deccan réclament la libération des combattants islamiques et demandent que les musulmans d’Inde puissent vivre en paix. Cela rappelle la démarche des Moudjahidin indiens qui signent chaque fois leurs actes par une lettre assez longue, dans laquelle ils disent se venger des Hindous, et notamment du massacre perpétré en 2002 au Gujarat, au cours duquel quelque 2000 musulmans avaient été tués. On peut donc comprendre ces attaques de Bombay comme de nouvelles représailles et un appel aux autorités indiennes pour qu’elles fassent justice aux musulmans alors que les "bourreaux" du Gujarat n’ont toujours pas été punis. Cet aspect est très important, car on est loin d’un mouvement djihadiste panislamique voulant faire de l’Inde une terre de l’islam. Ce ne sont pas des talibans, ils ne veulent pas établir la charia dans le pays. Ce qui se passe à Bombay semble plutôt relever d’une configuration nationale, indienne, ayant pour toile de fond le face à face entre hindous et musulmans que les hindous ont eux-mêmes envenimé.

A cet égard, la balle est dans le camp du gouvernement indien depuis longtemps déjà. Car il est vrai que les musulmans sont victimes de discrimination en Inde, que cet Etat qui est censé, selon sa constitution, traiter également hindous, musulmans et toutes les autres religions en vertu du "sécularisme" officiel, est loin d’être juste, en réalité, à l’égard des musulmans. Un véritable conflit social, entre des communautés dont le critère de distinction est la religion, sert de contexte à ces violences.

Mais pourquoi ce mode opératoire ? Pourquoi s’attaquer par le biais de commandos militaires à des cibles notamment touristiques ?

- C’est en effet un mode opératoire inédit. Auparavant, les Moudjahidin indiens perpétraient des attentats à la bombe, anonymes. Dans le cas présent, ils ont aussi frappé aveuglément, mais via une opération militaire et surtout ils ont innové en cherchant à faire des otages, notamment Occidentaux. Pourquoi ? A mon sens, ils cherchaient, après avoir mené pendant des années des attentats contre des Indiens sans que le sort des musulmans ne change, une couverture médiatique maximale à l’international. Et ils l’ont eu. Il est même troublant de constater, comme au moment du tsunami de 2004 d’ailleurs, à quel point la mort d’Occidentaux est médiatisée comparée à celle d’Indiens ou d’autres nationalités – car les attentats de Bombay de 2006 avaient fait plus de morts, mais peu de journaux Européens en avaient parlé.

Si ce sont, selon votre hypothèse, des Indiens qui sont derrière ces attaques, pourquoi l’Inde s’est-elle empressée d’accuser le Pakistan ?

- L’Inde a du mal à admettre qu’elle n’a pas été capable de régler la question nationale, 60 ans après l’indépendance de 1947. Il est plus simple d’attribuer ses malheurs aux étrangers, à commencer par le Pakistan, parfait bouc-émissaire, que de balayer devant sa porte. C’est une stratégie très ancienne. Depuis novembre 2007, on s’est aperçu que les attentats avaient à chaque fois été perpétrés par des Indiens mais nul n’en tire vraiment les conséquences.

Certes, le Premier ministre a nommé une Commission chargé d’enquêter sur la condition socio-économique des Musulmans. Cette Commission a rendu son rapport il y a deux ans. On y constate que les Musulmans connaissent un retard croissant en termes éducatifs et économiques, mais le gouvernement n’a pris aucune mesure. Il est vrai qu’il est soumis aux pressions des nationalistes hindous, toujours prompts à dénoncer le moindre "favoritisme" en faveur des minorités. Le Premier ministre Manmohan Singh est coincé, en quelque sorte, à quelques mois d’élections générales importantes alors qu’il est déjà acculé à la défensive par les échecs de l’Etat sur le terrain. Car les autorités ont bel et bien failli sur le terrain du renseignement : l’Inde n’a pas l’expertise qu’elle devrait avoir pour faire face à la mouvance islamiste. Comment se fait-il que le chef de la police de Bombay se soit fait tuer dès le début d’une opération où il n’aurait pas dû se trouver en première ligne ? Ceci dit, cela n’exclut pas une aide logistique venue des groupes pakistanais.

En accusant ainsi le Pakistan, au moment même où les relations entre les deux pays se réchauffent, l’Inde ne prend-elle pas un gros risque diplomatique ?

- Je ne pense pas que cela aura de graves conséquences immédiates. Le président pakistanais Asif Ali Zardari fait tout pour donner des gages de bonne volonté. Il a tenu des discours très courageux, notamment en qualifiant de "terroristes" les séparatistes du Cachemire indien. On n’avait jamais entendu cela auparavant. Il cherche ainsi à montrer à Barack Obama, très méfiant à l’égard du Pakistan qu’il estime être la cause de tous les maux de la région, qu’il peut compter sur lui. Toutefois la réaction indienne aux attaques de Bombay donne un coup de froid aux relations entre les deux voisins.

Interview de Christophe Jaffrelot par Sarah Halifa-Legrand
27/11/2008
Publié par NouvelObs.


Lire aussi :
• Résumé des accusations des autorités indiennes, NouvelObs.
• Interview de Max-Jean Zins, L'Express.
• Interview de Christophe Jaffrelot (audio), RFI.
• "On peut craindre des représailles de nationalistes hindous", Le Monde.
• La peur de la vengeance hindoue, Ouest-France.

• Christophe Jaffrelot, Wikipédia.
• Christophe Jaffrelot, CERI.
• Christophe Jaffrelot, BiblioMonde.
• Christophe Jaffrelot, Cultures & Conflits.
• Comment la guerre en Afghanistan change-t-elle la donne entre le Pakistan, l'Inde et les Etats-Unis ?, Diploweb.

• Inde, Yahoo! Actualités.
• Inde, Alvinet Actualité.
• Pakistan, Yahoo! Actualités.
• Pakistan, Alvinet Actualité.

JAFFRELOT Christophe, Les émeutes entre hindous et musulmans I, Cultures & Conflits.
A la différence des violences ponctuelles opposant des hindous à des sikhs ou à des chrétiens, les émeutes entre hindous et musulmans constituent une donnée ancienne, voire structurelle de l'univers social et politique indien. Certains récits de voyageurs en apportent d'ailleurs le témoignage dès le XIVème siècle.

JAFFRELOT Christophe, Les émeutes entre hindous et musulmans II, Cultures & Conflits.
Si le caractère très ancien et les facteurs religieux des émeutes entre hindous et musulmans ont pu accréditer une interprétation culturaliste du phénomène, cette analyse s'est rapidement trouvée relayée par une approche économiciste et microsociologique mettant l'accent sur les rivalités socio-économiques locales comme ressort des violences. Cette lecture, sans doute pertinente dans les années 1960-1970, ne permet guère de rendre compte des émeutes de la dernière décennie qui s'expliquent d'abord dans une perspective politique. Le " complexe d'infériorité majoritaire " des hindous face à une communauté musulmane perçue comme adossée à une internationale islamique et favorisée par le pouvoir a en effet été exploitée par des groupes nationalistes hindous, notamment dans de] contextes préélectoraux : l'institution hindoue que constitue la procession s'est par exemple trouvée politisée et transformée en démonstration de force à l'origine de nombreuses émeutes. Par ailleurs, les pouvoirs locaux ou régionaux ont davantage tendu à gérer ces tensions au mieux de leurs intérêts, surtout dans les zones où l'Etat de droit était déjà en déclin. Les violences des dernières années suggèrent donc un modèle politico-idéologique où l'émeute se situe au carrefour de facteurs internationaux (l'impact du " panislamisme ") nationaux (la propagande nationaliste hindoue) et locaux (le degré de criminalisation de la politique).

JAFFRELOT Christophe, Les pièges de l'instrumentalisme... et de la répression, Cultures & Conflits.
La scène publique de l'Inde est dominée depuis la fin des années 1980 par un conflit entre Hindous et Musulmans dont l'objet est le site d'Ayodhya, lieu saint pour les Hindous qui souhaiteraient y édifier un temple à la place de la mosquée. Ce conflit ne saurait se résumer exclusivement, loin s'en faut, à un affrontement religieux, où le facteur "culturel" serait seul en mesure d'expliquer son existence. Toutefois les succès électoraux des mouvements nationalistes hindous, en 1990 et 1991, et notamment ceux du BJP, parti du peuple indien, s'expliquent en partie par leur "stratégie instrumentaliste" centrée autour du conflit et de l'enjeu d'Ayodhya. Cette stratégie qui impliquait que le BJP poursuive ses efforts de mobilisation est entrée en contradiction avec son aspiration à devenir un parti de gouvernement susceptible de conquérir le pouvoir central. La crise de décembre 1992, provoquée par la destruction de la mosquée, a révélé les limites de cette stratégie même si au demeurant la répression orchestrée par New Delhi les a transformé en victimes.

GAYER Laurent et JAFFRELOT Christophe, Milices armées d'Asie du Sud, Presses de Sciences Po, 2008, BiblioMonde.
Le nombre de victimes de guerres civiles, guérillas ou répressions militaires ne cesse d'augmenter dans le sous-continent indien, malgré l’absence de guerres interétatiques depuis dix ans. Ces conflits impliquent des milices au style paramilitaire, dont cet ouvrage dévoile l’idéologie, la sociologie et les stratégies.

Très influentes en Inde et au Népal, les organisations maoïstes se disent révolutionnaires. Mais le peuple qu’elles aspirent à libérer se compose souvent de basses castes et de tribus, si bien que leur guérilla apparaît plus ethnique qu’universaliste.

Elles rejoignent en cela les mouvements d’émancipation nationale dont la vocation est d’obtenir l’indépendance politique de communautés linguistiques, religieuses ou tribales. Mais, au Sri Lanka, au Cachemire ou en Birmanie, ces groupes sont aussi des mouvements d’oppression nationale.

C’est encore le cas des mouvements nationalistes ou religieux en Inde, au Pakistan et au Bangladesh, où les milices islamistes, nationalistes hindoues ou sikhes exercent un contrôle brutal sur leur communauté au moyen d’une véritable police culturelle.

Milices et États entretiennent des relations complexes. Parfois en passe de devenir de véritables États dans l’État, les milices sont également instrumentalisées par les puissances publiques pour relayer leur autorité au niveau local.

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