Le camarade Tony écrit [1] :
Merci aussi pour l'article sur la classe ouvrière : première observation - ce serait intéressant de voir ces statistiques dans le contexte des évolutions mondiales. Est-ce qu'il y a une différence fondamentale entre les cols blancs et les cols bleus par rapport avec leur relation avec le capital ? Si on relit le Manifeste, on voit que pour Marx et Engels "classe ouvrière" et "prolétariat" sont interchangeables comme mots. Il est vrai que la classe ouvrière n'est pas homogène, qu'il y a les contremaîtres et toute la hiérarchie mais ils sont là pour servir le capital et la création de plus-value et s'ils n'y contribuent pas efficacement ils sont licenciés. C'est une discussion que nous devons continuer.
Ma critique de la position de Convergences révolutionnaires pouvait en effet faire penser que le phénomène de désindustrialisation serait propre au capitalisme français. Ce n'est évidemment pas le cas. La désindustrialisation, amorcée dans le milieu des années 70 dans tous les pays développés, se poursuit à un rythme important. Ainsi, la proportion des emplois dans l'industrie manufacturière passe de 24,7% de la population active en 1950, à 26,7% en 1960, 28% en 1970, 24,6% en 1980, 20,8% en 1990 et 18,6% en 1995 ; le nombre absolu de personnes travaillant dans l'industrie manufacturière évolue de 56,8 millions en 1950, à 81,4 millions en 1974, 75,1 millions en 1990 et 70 millions en 1995 [2]. Le rythme de la désindustrialisation est variable d'un pays à l'autre, mais il est constant pour tous les pays développés [3]. Il touche davantage les pays européens à industrialisation précoce (Grande-Bretagne, France et Allemagne) que les pays à industrialisation récente (Etats-Unis). Par le biais des délocalisations, une partie de l'industrie a migré vers des pays où le coût de la main-d'?uvre est bon marché, le droit du travail peu développé ou peu respecté et les régulations en matière d'environnement moins contraignantes.
Le recul de l'emploi dans l'industrie manufacturière des pays développés n'a pas entraîné un recul du niveau d'industrialisation, en raison essentiellement des gains de productivité. Même si la croissance du niveau d'industrialisation ralentit (il a progressé de 3,2% par an entre 1953 et 1980 et de 2% par an entre 1980 et 1995), il reste très élevé. Ceci bloque tout espoir des nouveaux pays industrialisés (NPI) de rattraper un jour leur retard. La division mondiale du travail les condamne à n'être que des sous-traitants aussi longtemps qu'ils maintiendront de bas salaires et à être remplacés par d'autres – la Chine, l'Inde, le Brésil et le Mexique remplaceront les quatre dragons (Hong-Kong, Taïwan, Corée et Singapour) parce qu'ils sont aujourd'hui « les pays à bas salaires et à capacité technologique (PBSCT) ». Les indices des coûts horaires de main-d'?uvre (charges incluses) dans l'industrie sont, comparés à la France (indice 100), de 34 à Taïwan, 30 en Corée et 38 à Singapour contre 3 en Chine, 17 au Brésil et 15 au Mexique [4].
Les notions de « cols blancs » et « cols bleus » sont propres à la classification américaine des catégories professionnelles. Les recensements américains classent en effet la population active en quatre catégories : White-collar, Blue-collar, Service et Farm. Et, alors que l'INSEE isole la catégorie des employés, le BLS (Bureau of Labor Statistics) l'incorpore avec les chefs d'entreprise, les cadres dirigeants, les cadres supérieurs et les professions intermédiaires. La sociologie américaine, niant les classes et la lutte des classes, a construit logiquement des catégories professionnelles qui masquent l'opposition fondamentale entre propriétaires des moyens de production (agriculteurs, artisans, commerçants et chefs d'entreprise) et salariés.
Selon la classification française, la différence fondamentale entre les ouvriers, les employés, les agents de maîtrise et les cadres ne se situe pas au niveau de leurs positions dans le procès de la production (ils sont les uns et les autres « réduits à vendre leur force pour pouvoir vivre »), mais de leur conscience de classe. Or, les employés, qui appartiennent fondamentalement au prolétariat, ne se reconnaissent pas comme tel. De formation plus récente, ils ont naturellement mené des luttes, mais sans véritablement faire cause commune avec les ouvriers. La division entre les collèges ouvriers et ETAM, comme je l'indiquais, a certainement joué un rôle important en ce sens, mais n'explique pas tout. Le fait qu'ils furent mensualisés bien avant les ouvriers est un autre facteur à prendre en compte. Enfin, le recul des perspectives historiques de la classe ouvrière, fraction avancée du prolétariat, fut un élément déterminant.
Quant aux professions intermédiaires, leur composition n'est pas homogène surtout aujourd'hui où les nouvelles organisations de la production tendent à faire jouer le rôle de contremaître ou d'agent de maîtrise à des travailleurs du rang pour les impliquer dans le processus de l'exploitation. Depuis que le salariat ne constitue plus la ligne de fracture entre bourgeois et prolétaires, se pose la question de la redéfinition du prolétariat. Cette ligne est devenue plus mouvante, mais nous ne pouvons pas dire que « ?classe ouvrière? et ?prolétariat? sont interchangeables », sauf à réduire le prolétariat aux seuls ouvriers, ni non plus dire que tous les salariés sont des prolétaires, sauf à déclarer que les managers seraient des prolétaires au service du capital. Michel Charvet de Convergences Révolutionnaires dit les deux choses à la fois, ce qui est absurde.
Je reviendrai sur cette question dans un prochain article, en reprenant l'analyse de Marx dans le livre III du Capital. Dans le livre I, Marx annonce la polarisation de la société entre deux classes (bourgeois et prolétaires), mais, dans le livre III, il prédit l'apparition de directeurs salariés qui dirigent les entreprises pour le compte de leurs propriétaires – une classe moyenne au service du capital anonyme.
Serge LEFORT
11 novembre 2002
[1] Mail du 9/11/2002.
[2] BAIROCH Paul, Victoires et déboires – Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours tome III, Gallimard, Folio histoire, 1997, p. 189 à 200.
[3] CASTELLS Manuel, La société en réseaux – L'ère de l'information, Fayard, 1998, p. 324 à 352.
[4] GIRAUD Pierre-Noël, L'inégalité du monde – Économie du monde contemporain, Gallimard, Folio actuel, 1996, p. 249 à 252.