Benjamin Stora, Les guerres sans fin, Stock, 2008
Au début de mon travail sur la mémoire dans ces années 1990, je pensais naïvement que la tâche principale de l’historien était de « retrouver » la mémoire pour écrire l’histoire, en permanence dévoiler la connaissance des faits qui avaient été enfouies, dissimulées, reconstruites. Ce travail historique paraissait de l’ordre de l’évidence : le progrès dans la connaissance passait par l’accroissement du volume du savoir des choses, qui ont été soit manipulées par l’État, soit (auto)censurées par les acteurs. C’était clair et les livres étaient écrits pour cela. Au fur et à mesure du développement de l’écriture de La gangrène et l’oubli, ou de la réalisation des Années algériennes, je me suis aperçu que c’était un petit peu plus compliqué. Les sociétés, en fait, avaient besoin d’oublier. Et l’oubli fonctionne aussi de manière positive. Pour se reconstruire, se fabriquer une identité, une société pratique une sorte d’oubli nécessaire. Les principaux acteurs (ou victimes) de la tragédie ne peuvent pas vivre en état perpétuel de frénésie mémorielle. C’est une illusion que de vouloir absolument imposer, sans cesse, comme une sorte de tyrannie, la mémoire retrouvée. Il existe des plages, des séquences, des moments d’histoire où l’oubli est normal. Un oubli peut être légitime : il n’est pas possible de vivre sans cesse en étant dans la guerre, l’adversité, la recherche de l’adversaire, la vengeance. Il faut faire avec l’oubli, et le travail des historiens doit se faire avec cela.
J’ai essayé progressivement à partir de là d’instaurer une sorte de distinction, entre cet oubli légitime, nécessaire, évident et un oubli organisé par les États, visant à échapper à la justice, à éviter le châtiment. Il existe deux types d’oubli : l’oubli de la société, légitime pour pouvoir vivre, et puis un oubli très pervers, très organisé. Et progressivement je me suis aperçu que les deux oublis s’appuyaient et s’adossaient l’un à l’autre. Parfois les oublis décidés par les États rencontraient un écho dans la société qui les acceptait. Car la société n’était pas en état d’insurrection permanente contre l’État. Et ce dernier pouvait d’autant mieux occulter qu’il savait pouvoir s’adosser sur l’acquiescement des sociétés tentées de vivre en « oubliant ». Des dissimulations organisées pouvaient parfois rencontrer une adhésion. Les réveils de mémoire, et les mises en accusation de l’État n’étaient pas constants. La fameuse formule : « A l’époque on ne savait pas, tout était caché, alors qu’on s’est toujours battu pour la vérité », n’est pas tout à fait vraie. Et il est illusoire de croire que les gens vont se battre à perpétuité sur des histoires de crimes passés. Les moments où la mémoire se réveille ne sont pas si fréquents finalement. Le travail historique consiste précisément à voir quand, et comment, ils se produisent. Et pourquoi la société accepte-t-elle de vivre avec des mensonges ? Pourquoi continue-t-on d’avancer avec tous les secrets que l’on porte dans sa tête ? Pourquoi à un moment donné on n’accepte plus ? Pourquoi faut-il divulguer ce secret, pourquoi faut il qu’on le reconnaisse ? A un moment donné, la mémoire se réveille, parce que la société a changé, ne supporte plus le poids des drames anciens, et qu’il y a eu des batailles, des reconnaissances, des seuils franchis dans l’espace public. Alors, l’État ne peut plus conserver la même attitude.
Cette question des « deux oublis » renvoie à la responsabilité de l’historien entre écrire l’histoire, et éviter que l’écriture de l’histoire serve à fabriquer des vengeances. Procéder par électrochocs, sans tenir compte de « l’oubli nécessaire », sans recoupements, sans vérifications, risque de réactiver des histoires piégées, minées, dont on ne perçoit pas les effets. Les historiens travaillent sur la mémoire et la restitution du temps dissimulé, mais aussi sur les mécanismes de l’oubli. Les sociétés ne peuvent vivre en état perpétuel d’exaltation et de frénésie : si trop d’histoires douloureuses encombrent le présent, l’avenir s’annonce difficile. Les sociétés fonctionnent donc dans une dialectique subtile entre mémoire et oubli. En même temps, l’occultation du passé obère à sa manière le présent et le futur. L’amnésie peut fonctionner comme une bombe à fragmentation. Si les haines, les rancœurs restent trop longtemps confinées dans l’espace privé, elles risquent d’exploser dans l’espace public plusieurs dizaines d’années plus tard. Pour ne pas avoir assumé le passé dans sa complexité, celui-ci explose dans le présent de manière anarchique, désordonnée, échappant à tout contrôle.
Tout ce travail compliqué de cicatrisation des mémoires blessées renvoie aussi, peut-être, au nécessaire temps de « guérison », sorte de période de latence qui correspond à une intensification des refoulements de souvenirs difficiles. Le temps d’attente dans l’écriture du travail historique paraît aussi s’établir en relation avec la protection de la vie privée des individus. Concernant par exemple la guerre d’Algérie en France, il n’est que de voir le destin des harkis qui ont combattu aux côtés de la France. Ils ont été très nombreux et certains sont toujours vivants. On connaît le problème moral qui se rattache à cette question et touche au bas mot 100 000 hommes. Le travail historique et le devoir de transparence, par l’ouverture d’archives encore brûlantes, se heurtent ici au souci de citoyens voulant protéger leur vie privée, voire leur vie tout court. En d’autres termes, l’ouverture des archives permet-elle d’écrire une histoire sereine ou sert-elle à raviver des vengeances passées, à réactiver des blessures toujours apparentes, non cicatrisées ? Dans ce sens, peut-il y avoir correspondance entre le temps d’apaisement des passions et le temps d’une possible ouverture des archives, étatiques ou mémorielles ?
Benjamin Stora
LDH-Toulon
Lire aussi : Bibliographie & Dossier documentaire Colonialisme, Monde en Question.
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