25 février 2009

L'utopie d’Edward Saïd

Il y a quelques jours un éminent groupe d'Arabes israéliens, c'est-à-dire des hommes et des femmes d'origine arabe qui sont citoyens d'Israël, certains musulmans, d'autres sans religion, ont lancé un appel à l'opinion publique pour initier un processus de réflexion et de débat sur la pertinence pour l'État d'Israël de cesser de se définir comme un « État juif » et de se transformer en une effective « démocratie consensuelle pour les arabes et juifs ». Les intellectuels, universitaires et leaders civils qui ont signé le document, membres d'une nouvelle élite politique et culturelle, comme Asad Ghanem, directeur du Département de Théorie Politique de l'Université d'Haifa, reprennent les idées centrales du rapport intitulé Une vision pour le futur des Arabes palestiniens en Israël et publié en décembre dernier par un groupe de maires arabes, qui représentent au moins 1 300 000 citoyens, approximativement le cinquième de la population.

Le rapport en appelle à reconnaître la population arabe israélienne comme un groupe dont les droits sont niés, mettant l'accent sur le fait que les symboles officiels de la nation israélienne comme certaines lois cardinales de sa normativité fondamentale sont essentiellement discriminatoires.

Comme il fallait s'y attendre, les réactions ont été contrastées et les positions se sont polarisées. La droite s'est empressée de condamner l'initiative comme une « cinquième colonne », une « phalange islamique incrustée en Israël ». Les organisations de centre-gauche, qui généralement prennent la défense des droits de la population arabe, y ont vu une proposition « irréelle et excessive ». Seuls quelques rares libéraux israéliens se sont déclarés favorables au document. Shuli Dichter, co-directeur de Sikkuny, une organisation arabo-juive qui observe les violations de l'équité civile, a salué l'effort comme une ouverture vers un « dialogue sérieux » pour la coexistence entre Arabes et Juifs en Israël.

En réalité, la majeure partie des Arabes israéliens sont convaincus, et à raison, qu'ils sont des citoyens de seconde classe qui ne disposent pas des mêmes droits que la population en général en matière d'emploi, d'éducation et de santé.

Mais l'initiative a divisé les Arabes eux-mêmes en Israël. Ghaleb Majadele, un député membre du Parti Travailliste, et le premier Arabe à occuper un portefeuille au sein du Pouvoir Exécutif, a critiqué la position parce qu'elle déclencherait une division de la gauche, rendant encore plus précaire sa situation.

En principe, la valeur de l'initiative est d'ordre symbolique et surtout identitaire. Que se passerait-il si l'État israélien fondait sa légitimité sur un ordre effectivement laïc, qui engloberait les droits des Arabes et des Juifs dans une définition strictement citoyenne ?

En premier lieu, on retournerait au principe plus ancien et vital de la signification d'être juif : une référence qui passe par l'auto-reconnaissance, non par une structure de pouvoir. En aucun lieu de la tradition, ni biblique ni civil, il n'est écrit qu'Israël doit être un État juif (non séculier), et moins encore, de ce fait, qu'il doive discriminer ceux qui ne le sont pas.

Personne mieux que les Juifs, avec leur histoire très triste, ne connaît la force que procure la reconnaissance de l'autre comme un pari pour abolir tout essentialisme. Le pari d'une identité qui finit par nier toute pulsion identitaire, et qui voit l'autre non à travers la peau ou la religion mais directement dans les yeux.

En second lieu, cela jetterait une douche froide sur le fondamentalisme islamique qui a fait de cet ordre uni-identitaire le bouc émissaire de sa propre logistique symbolique et théologique.

Ainsi s'ouvrirait la possibilité (et la réalité) de favoriser dans le Moyen-Orient une culture effectivement séculaire (et sécularisatrice). C'était l'utopie que caressait en son temps Edward Said, qui n'a jamais cru que l'insularité et la partition identitaires contenaient un quelconque type de solution à un conflit qui se prolonge depuis maintenant plus d'un demi-siècle. Ce fut cette utopie qui le sépara de Arafat, du Hamas, du Hezbollah et du tourbillon qui a enfoncé la Palestine dans le pire de ses cauchemars. Et on ne sait jamais quand une illusion finit par dicter ses desseins à la réalité. Assurément cela cesserait d'être une illusion.

Ilán Semo
10 février 2007
Publié par Tlaxcala selon La Jornada.
Lire aussi : Dossier Edward W. SAÏD, Monde en Question.

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