26 février 2009

Par le feu et par le sang

Dans son dernier livre, Charles Enderlin tire de l'ombre les combattants clandestins de l'Irgoun, du groupe Stern et de la Haganah qui ont forgé, Par le feu et par le sang, le destin d'Israël.



Une mine de renseignements déconcertants pour les candides comme vous et moi ; et, au second degré, une source d'enseignement pour nos cours d'éducation morale et civique chapitre «fin et moyens» : jusqu'où est-il permis d'aller pour faire triompher une juste cause? Le récit enlevé et dru de Charles Enderlin, qui traverse les années noires de la préhistoire d'Israël, son combat clandestin pour l'indépendance, depuis la révolte arabe de 1936 jusqu'à 1948, comblera l'amateur d'insolite autant que les chercheurs de vérités. «On n'offre pas d'Etat à un peuple sur un plateau d'argent», disait Chaïm Weizmann, le premier président de l'Etat d'Israël. Malraux voyait dans cette phrase «une plainte amère». Ce n'est qu'un sobre constat, d'application universelle, et toujours contemporain, voir le Kosovo et la Palestine. Les hommes de bronze qui forgent un pays par le feu et par le sang, le leur et celui des autres, figurent rarement, après les fanfares du triomphe, sur le livre d'or des annales officielles. Ces ouvriers de la première heure, plus proches du Sartre des «Mains sales» que du Camus de «l'Homme révolté», Charles Enderlin s'est retroussé les manches pour les tirer du clair-obscur en interrogeant les derniers témoins, en exhumant les dossiers, en raboutant les pièces d'un sidérant puzzle.

Journaliste conséquent et bien documenté, ce familier des coulisses à qui on doit la meilleure histoire aujourd'hui disponible des récentes négociations de paix au Proche-Orient ne se distingue de l'historien que par la facture : il raconte l'histoire passée au présent, donnant ainsi au lecteur l'effroi des romans réalistes. Noir et policier en l'occurrence, puisqu'il s'agit de la lutte clandestine menée par ceux que les occupants britanniques appelaient au début des «gangsters», d'un genre très particulier, il est vrai : intellectuels pour la plupart, portés par une foi messianique, et prêts à se suicider pour la Cause. L'enquête sur les organisations paramilitaires sionistes qu'étaient avant l'indépendance l'Irgoun, le groupe Stern et les débuts de la Haganah, l'ancêtre de Tsahal, révèle quelques lourds secrets de famille, mais n'a rien d'une démystification scandaleuse tant l'auteur montre d'empathie pour cette piétaille du sacrifice. C'est l'histoire vraie de son peuple, et il l'assume.

Menahem Begin, juif polonais rescapé du goulag ; Moshe Dayan en jeune volontaire à qui une balle pétainiste arrache un œil sur le front syrien, en 1942 ; le Paris d'après-guerre où gaullistes et socialistes, la DST aidant, offrent une base arrière à la Haganah et au Mossad ; l'odyssée pathétique de l'«Exodus» : voilà, entre cent autres, des rappels illustres. N'oublions pas non plus l'assassinat en pleine rue de Bernadotte, le médiateur de l'ONU, et le terrible attentat de l'hôtel King David. Oui, une chanson de geste se fait aussi à coups de hold-up, de colis piégés, d'exécutions sommaires, de tueries d'innocents, de grenades dans des boutiques et sur des bus de civils (et pas seulement sur les postes de police). Il y a eu un terrorisme juif, assumé par maints «révisionnistes», résolument pratiqué par l'Irgoun et le Betar, créé en 1935 par Jabotinsky, leader de la droite nationaliste et chantre de «la nation absolue, fondée sur l'unicité de la race». Ce dernier demanda à ses hommes, après un massacre à l'aveugle, d'épargner autant que possible les femmes et les enfants arabes. «Le baratin contre le terrorisme» fut méthodiquement réfuté par un article, signé de Shamir et d'autres, en juillet 1943. Un texte très argumenté qui expédierait aujourd'hui ses auteurs du côté de l'axe du Mal.

Cette plongée en eaux profondes, nuisible au confort intellectuel des prisonniers du noir et blanc, nous rappelle utilement quelques vérités immémoriales et dérangeantes. Changez les noms. Mettez ici à la place d'Itzhak Shamir et de Menahem Begin, anciens terroristes promus chefs de gouvernement, quelques noms de Palestiniens emprisonnés ou pourchassés, et vous ne perdrez pas tout espoir de voir un jour la paix.

Qu'on se rassure. Le romantisme révolutionnaire n'a pas eu, en Israël, le dernier mot. Car le singulier, le plus admirable de cette histoire un peu partout répétée, c'est la façon dont Ben Gourion et les responsables syndicaux et politiques ont in fine fait rentrer dans le rang tous ces groupes d'activistes, en ramenant, manu militari - en faisant couler au large des côtes un navire rebelle de l'Irgoun, l'«Altalena» -, leurs fanatiques à la raison - d'Etat. Celle-ci exige le monopole de la violence légitime.

Ce retour au classicisme, heureux pour l'avenir démocratique du peuple hébreu, eut son prix : un voile pudique parfois injustement jeté sur la mémoire tragique des immolés de l'ombre. Maintenant, et en français du moins, grâce à Charles Enderlin, justice leur est rendue.

Regis Debray
6 mars 2008
Publié par NouvelObs.

Lire aussi :
• Attentats terroristes de groupes sionistes, Monde en Question
• Dossier Charles ENDERLIN
• Dossier Résistance à la colonisation de la Palestine
• Bibliographie Palestine/Israël

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