9 juin 2009

Choc des civilisations

Après avoir critiqué les mots monde arabo-musulman et monde musulman, que les commentateurs se plaisent à mettre abusivement dans la bouche de Barack Obama et avant de faire l'analyse politique de son discours, cet article critique le paradigme qui en constitue la trame à savoir le choc des civilisations.

Dans le discours que Barack Obama a prononcé le 4 juin à l'université du Caire, 125 occurrences sont de nature religieuses : 47 fois "musulman", 23 fois "islam", 21 fois "religion" ou "religieux" et "religieuse", 9 fois "juif", 7 fois "Dieu", 6 fois "chrétien", 4 fois "Coran" (dont 3 fois "Saint Coran"), 1 fois "Abraham", "Bible", "Israh", "Jésus", "Mohammed", "Moïse" et "Torah".

Obama ne cite pas explicitement la thèse de Samuel Huntington, mais s'y réfère trois fois :
Les relations entre l'islam et l'Occident se caractérisent par des siècles de coexistence et de coopération, mais aussi par des conflits et des guerres de religion.
Car l'histoire de l'humanité est trop souvent le récit de nations et de tribus - et admettons-le, de religions - qui s'asservissent en visant leur propre intérêt.
Certains veulent attiser les flammes de la division et entraver le progrès. Certains suggèrent que ça ne vaut pas la peine ; ils avancent qu'il y aura fatalement des désaccords et que les civilisations finissent toujours par s'affronter.
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Il adhère implicitement à cette thèse en s'adressant aux «musulmans» et non aux Afghans, aux Irakiens, aux Iraniens, aux Palestiniens. Cette perspective est lourde de sens car les "guerres civilisationnelles" sont, pour Huntington, des guerres de religion. Sa thèse fut la base idéologique de la guerre contre le terrorisme, apparentée à une croisade contre l'islam, menée par l’administration américaine de George W. Bush.

Loin de s'affranchir de cette vision réactionnaire, Barack Obama la reprend à son compte en proposant «un nouveau départ pour les États-Unis et les musulmans du monde entier». On pourrait comprendre que le pape, par exemple, propose la paix entre les chrétiens d'obédience catholique et les musulmans, mais que cette proposition vienne du président des États-Unis est un non-sens.

En se plaçant sur ce terrain, Barack Obama fait de la religion le moteur des conflits économiques, politiques et sociales. Or, les conflits, qualifiés de «religieux», sont des conflits entre peuples et nationalités dont la religion n'est qu'un prétexte idéologique. Les affrontements entre Anglais et Irlandais, entre Serbes et Croates, entre Arméniens et Azéris ne visent pas la conversion de l'adversaire, mais le contrôle économique et politique de territoires.

Barack Obama a trouvé les mots pour dire qu'il voulait «combattre les stéréotypes négatifs de l'islam où qu'ils se manifestent», stéréotypes que George W. Bush avait répandu au nom du «combat du Bien contre le Mal» :
Dans un passé relativement plus récent, les tensions ont été nourries par le colonialisme qui a privé beaucoup de musulmans de droits et de chances de réussir, ainsi que par une guerre froide qui s'est trop souvent déroulée par acteurs interposés, dans des pays à majorité musulmane et au mépris de leurs propres aspirations.
Féru d'histoire, je sais aussi la dette que la civilisation doit à l'islam. C'est l'islam - dans des lieux tels qu'Al-Azhar -, qui a brandi le flambeau du savoir pendant de nombreux siècles et ouvert la voie à la Renaissance et au Siècle des Lumières en Europe. C'est de l'innovation au sein des communautés musulmanes - c'est de l'innovation au sein des communautés musulmanes que nous viennent l'algèbre, le compas et les outils de navigation, notre maîtrise de l'écriture et de l'imprimerie, notre compréhension des mécanismes de propagation des maladies et des moyens de les guérir. La culture islamique nous a donné la majesté des arcs et l'élan des flèches de pierre vers le ciel, l'immortalité de la poésie et l'inspiration de la musique, l'élégance de la calligraphie et la sérénité des lieux de contemplation. Et tout au long de l'histoire, l'islam a donné la preuve, en mots et en actes, des possibilités de la tolérance religieuse et de l'égalité raciale.
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Barack Obama n'a pas trouvé les mots pour exprimer des regrets vis-à-vis des nations ou des peuples contre lesquels les gouvernements américains ont mené depuis vingt ans une guerre qui se voulait sans fin.
Il ne s'est pas adressé au peuple afghan, qui paye chèrement le renversement d'alliance entre les États-Unis et les groupes islamiques qui, en Afghanistan et au Pakistan, ont lutté contre l'occupation soviétique [1].

Il ne s'est pas adressé au peuple irakien, victime des deux guerres conduites par les Bush père et fils, victime d'un embargo qui dura douze ans (1,5 million d'enfants morts de malnutrition et atteints de malformations), victime des raids punitifs décidés par Bill Clinton et victime d'une "libération" qui a renversé le régime laïque de Saddam Hussein pour donner le pouvoir aux religieux (chiites et sunnites).

Il ne s'est pas adressé au peuple palestinien, qui paye la facture du génocide de six millions de Juifs perpétré par le régime nazi grâce au silence des gouvernements européens et anglo-américains. La «relation immuable», qui «unit l'Amérique à Israël», condamne un peuple à vivre dans la prison à ciel ouvert de Gaza-Guantánamo parce qu'il a le tort de résister à l'occupation coloniale et de revendiquer l'application du droit international.

Le discours de Barack Obama est celui d'un musulman-chrétien [2] s'adressant aux musulmans du monde entier et non du président des États-Unis. En plus de croire en Dieu (affaire normalement privée), Obama croit au choc des civilisations, c'est-à-dire qu'il croit que la religion est l'explication de tous les conflits économiques, politiques et sociaux, et a prêché «un nouveau départ avec les musulmans»... sans expliciter les moyens.

Serge LEFORT
08/07/2009

[1] Les puissances occidentales, en premier lieu les États-Unis, ont armé, instruit et payé des groupes mercenaires se revendiquant de l'Islam pour faire la guerre contre l'occupation soviétique de l’Afghanistan. Ironie de l'histoire, les amis d'hier sont devenus les ennemis d'aujourd'hui, notamment le mythique Oussama Ben Laden trahi par son ami Bush.
• BIARNÈS Pierre, Pour l'empire du monde - Les Américains aux frontières de la Russie et de la Chine, Ellipses, 2003
• COOLEY John K., CIA et Jihad 1950-2001 - Contre l'URSS, une désastreuse alliance, Frontières, Autrement, 2002.
• FAURE Michel et PASQUIER Sylvaine, Washington-Islamistes Liaisons dangereuses, L'Express, 2001.
[2] «Je suis chrétien, mais mon père était issu d'une famille kényane qui compte des générations de musulmans. Enfant, j'ai passé plusieurs années en Indonésie où j'ai entendu l'appel à la prière (azan) à l'aube et au crépuscule. Jeune homme, j'ai travaillé dans des quartiers de Chicago où j'ai côtoyé beaucoup de gens qui trouvaient la dignité et la paix dans leur foi musulmane.»
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