15 février 2011
1848-2011 : les révoltes de la faim
La pénurie alimentaire se fit sentir dès le printemps. En chaque pays le prix du blé enfla : en France, l'hectolitre qui valait 17,15 francs monta à 39,75 francs et même à 43 francs à la fin de l'année... La crise des subsistances se traduisit aussitôt par des désordres populaires..." Ainsi l'historien Charles Pouthas décrivait-il la situation agricole européenne entre 1847 et 1848. Quelques semaines plus tard, toute l'Europe s'embrasait et l'ordre absolutiste mis en place au lendemain du Congrès de Vienne s'effondrait. Parti d'Italie, le vent de révolte gagnait la France puis Vienne, tout l'Empire austro-hongrois et bientôt les Etats allemands et même la Suisse. Entre février et mai 1848, la monarchie française s'écroule avec l'abdication de Louis-Philippe, Metternich quitte le pouvoir à Vienne, l'Allemagne se dote à Francfort d'un premier Parlement...
Toutes choses égales par ailleurs, ce printemps des peuples se rapproche de l'"hiver arabe" que nous vivons aujourd'hui, avec la même propagation révolutionnaire de Tunisie en Egypte, au Yémen, en Jordanie... Certes, il n'y avait en 1848 ni Internet ni Facebook, mais l'information circulait déjà très vite : la nouvelle de la chute de Louis-Philippe fait tomber Metternich tout comme celle de Ben Ali ébranle Moubarak. Mais, dans les deux cas, le rôle joué par les crises agricoles et la hausse des prix alimentaires est frappant.
L'Europe continentale était en 1848 loin de toute autosuffisance agricole. Pour nourrir les villes, il fallait importer le grain d'Amérique et de Russie, et la seule arme dont disposaient les gouvernements était celle des droits de douane, qui renchérissaient encore les prix à la consommation. La première étincelle qui embrasa l'Europe à la fin de 1847 fut bien d'origine agricole.
La situation du monde arabe en 2011 est à peu près comparable. Du Maroc au golfe Arabo-Persique, il s'agit de l'une des principales régions importatrices de la planète, qu'il s'agisse de céréales (10 millions de tonnes de blé pour l'Egypte, 5 millions pour l'Algérie et l'Iran, 3 pour le Maroc et l'Irak ; 7 millions de tonnes d'orge pour l'Arabie saoudite, etc.), de sucre, d'huiles, de volailles ou de viande bovine. La plupart de ces Etats, à l'exception du Maroc, y ont abdiqué toute forme de politique agricole et dépendent des importations pour l'approvisionnement de leurs villes. Avec un peu de pétrole, on peut certes acheter du blé, de l'huile ou du sucre. Mais, mal anticipée, la hausse des prix agricoles mondiaux du second semestre 2010 s'est traduite par des tensions au niveau des consommateurs. Il n'y eut pas vraiment d'"émeutes de la faim", mais des manifestations contre la vie chère.
Comme en 1848, le mécontentement social et politique a fait le reste. Bien sûr, la situation diffère selon qu'un pays peut ou non payer ses importations avec la manne pétrolière : les deux maillons les plus faibles - Tunisie et Egypte - n'ont pas de pétrole alors qu'à Alger, Tripoli, Ryad ou dans le Golfe, les gouvernements font tout pour maintenir aux plèbes urbaines leur pain quotidien. C'est là une manière aveugle d'acheter l'avenir, mais c'est ainsi qu'ont toujours procédé les monarques vieillissants.
En 1848, le tsar sauva l'Empire autrichien, la Prusse s'imposait en Allemagne et Louis-Napoléon perçait déjà sous la République. Souhaitons à cet "hiver arabe" de mieux se terminer, mais retenons une fois encore la leçon agricole qui frappe le monde 160 ans plus tard.
Philippe Chalmin, Université Paris-Dauphine
Le Monde Economie du 14/02/2011
Lire aussi :
Serge LEFORT, Émeutes de la faim, Monde en Question, 14/02/2011.
Revue de presse Pauvreté 2008, Monde en Question.
Dossier documentaire & Bibliographie Pauvreté, Monde en Question.
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