Brueghel, L'homme au sac d'écus et ses flatteurs, 1546
Chose vraiment surprenante (et pourtant si commune, qu'il faut plutôt en gémir que s'en étonner) ! c'est de voir des millions de millions d'hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu'ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu'ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d'un qu'ils ne devraient redouter, puisqu'il est seul, ni chérir puisqu'il est, envers eux tous, inhumain et cruel.
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C'est le peuple qui s'assujettit et se coupe la gorge : qui, pouvant choisir d'être sujet ou d'être libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse.
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Pauvres gens et misérables, peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien, vous vous laissez enlever, sous vos propres yeux, le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos champs, dévaster vos maisons et les dépouiller des vieux meubles de vos ancêtres ! vous vivez de telle sorte que rien n'est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu'on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tout ce dégât, ces malheurs, cette ruine enfin, vus viennent, non pas des ennemis, mais bien certes de l'ennemi et de celui-là même que vous avez fait ce qu'il est, pour qui vous allez si courageusement à la guerre et pour la vanité duquel vos personnes y bravent à chaque instant la mort.
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Les médecins disent qu'il est inutile de chercher à guérir les plaies incurables, et peut-être, ai-je tort de vouloir donner ces conseils au peuple, qui, depuis longtemps, semble avoir perdu tout sentiment du mal qui l'afflige, ce qui montre assez que sa maladie est mortelle. Cherchons cependant à découvrir, s'il est possible, comment s'est enracinée si profondément cette opiniâtre volonté de servir qui ferait croire qu'en effet l'amour même de la liberté n'est pas si naturel.
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Car pour que les hommes, tant qu'il reste en eux vestige d'homme, se laissent assujettir, il faut de deux choses l'une : ou qu'ils soient contraints, ou qu'ils soient abusés […]. Abusés, ils perdent aussi leur liberté ; mais c'est alors moins souvent par la séduction d'autrui que par leur propre aveuglement.
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[…] la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c'est qu'ils naissent serfs et qu'ils sont élevés dans la servitude.
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Parmi les hommes libres, c'est à l'envi, à qui mieux mieux, tous pour chacun et chacun pour tous : ils savent qu'ils recueilleront une égale part au malheur de la défaite ou au bonheur de la victoire ; mais les esclaves, entièrement dépourvus de courage et de vivacité, ont le cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien : aussi font-ils tous leurs efforts pour les rendre toujours plus faibles et plus lâches.
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Mais cette ruse des tyrans d'abêtir leurs sujets, n'a jamais été plus évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens, après qu'il se fut emparé de Sardes […]. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s'étaient révoltés. Il les eût bientôt réduits à l'obéissance. Mais en voulant pas saccager une aussi belle ville, ni être toujours obligé d'y tenir une armée pour la maîtriser, il s'avisa d'un expédient extraordinaire pour s'en assurer la possession : il établit des maisons de débauches et de prostitution, des tavernes et des jeux publics et rendit une ordonnance qui engageait les citoyens à se livrer à tous ces vices. Il se trouva si bien de cette espèce de garnison, que, par la suite, il ne fût plus dans le cas de tirer l'épée contre les Lydiens. Ces misérables gens s'amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien, que de leur nom même les latins formèrent le mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons passe-temps […]. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèces étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, la compensation de leur liberté ravie, les instruments de la tyrannie. […] Ainsi, les peuples abrutis, trouvant beau tous ces passe-temps, amusés d'un vain plaisir qui les éblouissait, s'habituaient à servir aussi niaisement mais plus mal encore que les petits enfants n'apprennent à lire avec des images enluminées.
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Mais ils ne font guère mieux ceux d'aujourd'hui, qui avant de commettre leurs crimes, même les plus révoltants les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien général, l'ordre public et le soulagement des malheureux.
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J'arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les hallebardes des gardes et l'établissement du guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils s'en servent plutôt, je crois, par forme et pour épouvantail, qu'ils ne s'y fient. Les archers barrent bien l'entrée des palais aux moins habiles, à ceux qui n'ont aucun moyen de nuire ; mais non aux audacieux et bien armés qui peuvent tenter quelque entreprise. […] Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de gens à pied, en un mot ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais bien toujours (on aura quelque peine à le croire d'abord, quoique ce soit exactement vrai) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui assujettissent tout le pays. […] ils tiennent sous leur dépendance six mille qu'ils élèvent en dignité, auxquels ils font donner, ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers publics […]. Grande est la série de ceux qui viennent après ceux-là. Et qui voudra en suivre la trace verra que non pas six mille, mais cent mille, des millions tiennent au tyran par cette filière et forment entre eux une chaîne non interrompue qui remonte jusqu'à lui.
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Étienne de LA BOÉTIE, Discours de la servitude volontaire, 1549 [Texte en ligne en français ancien du XVIe siècle et en français moderne et du XIXe siècle - Wikipédia].
Lire aussi :
• Dossier documentaire Psychologie sociale, Monde en Question.
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