L’occupation des locaux désaffectés de la CPAM dans le XVIIIe par la Coordination des sans-papiers 75, après leur brutale expulsion par la CGT des locaux qu’ils occupaient depuis le 1er mai 2008 à la bourse du travail de Paris, a remis à l’ordre du jour la question récurrente, et jamais réglée autrement que par des réponses policières, de la présence sur le sol français de travailleurs - ce qu’ils sont pour la plupart - privés de papiers et transformés en délinquants.
Pendant les Trente Glorieuses, alors que la France avait déjà besoin de main-d’œuvre bon marché, elle les importait et les exploitait dans les métiers les plus durs. Mais elle leur donnait automatiquement des titres de séjour et de travail. Cela limitait l’arbitraire patronal. Le travailleur immigré, d’une part disposait de la protection du droit du travail, pouvait changer d’entreprise et se défendre, d’autre part, pouvait retourner régulièrement chez lui. La transformation de ce travailleur en délinquant a pris plusieurs décennies et a nécessité plusieurs lois, dont les plus célèbres furent les lois Pasqua-Méhaignerie sur l’immigration et la sécurité - on remarquera déjà l’amalgame. Les lois se succédèrent sur cette question, durcissant toujours plus les conditions d’accès au séjour, jusqu’à les quasi interdire (hors d’un très faible contingent autorisé), et ceci alors même que la France a toujours besoin de ces travailleurs dans les secteurs de l’économie aux conditions de salaire et de travail les plus mauvaises, toujours désertés par la main-d’œuvre nationale.
Mais la nouveauté introduite par ces lois fut de transformer les travailleurs venus hors des circuits autorisés en non-citoyens corvéables à merci, puisque sans droits, pouvant être exploités sans vergogne, non payés pour leurs heures supplémentaires, soumis aux tâches les plus dangereuses (telles que concasser de l’amiante), tout juste payés de la main à la main ou sous des noms d’emprunt et sans pouvoir bénéficier des protections sociales. C’est pourquoi le patronat en a besoin dans des branches comme le bâtiment, nettoyage, sécurité, arrière-cuisines des restaurants… Autre aspect de cette situation de non droit, les travailleurs immigrés sans papiers ne peuvent retourner voir leur famille au pays, sauf à attendre une dizaine d’années une hypothétique régularisation.
Ainsi l’ouvrier immigré d’hier s’est-il transformé en un autre inassimilable et menaçant. Le plus inquiétant est que la majeure partie de la gauche ou ce qui devrait l’être s’est ralliée à cette politique d’exclusion, justifiée par la fameuse phrase de Michel Rocard : «La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde.» Cela parut l’évidence même.
Dans Aux bords du politique, le grand philosophe qu’est Jacques Rancière analyse cette fameuse phrase comme «traçant la ligne de partage entre ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas accueillir. Qu’est-ce qu’on ne peut pas accueillir ? "Toute la misère du monde" ? On pourrait, sans doute, se contenter de renvoyer cette phrase dans l’enfer logique des jugements indéfinis. Simplement, on manquerait ainsi le cœur de l’affaire : la force d’exclusion attachée à cette "mauvaise partie" de la misère que désigne le "pas toute". […] Il s’agit d’établir ces propriétés inapparentes qui distinguent la partie de misère ou cette misère faisant totalité que nous ne pouvons pas accueillir. Qu’est-ce qui fait cette opération ? C’est la loi, […] une loi sur l’Autre et sur l’impossibilité que le Même l’accueille dans sa communauté.» Face à ce nouveau type d’esclavage, ce déni d’existence, les citoyens français qui se mobilisent tous les jours aux côtés des migrants ont compris qu’il faut défendre à tout prix l’égale humanité de chacun et son égal accès aux droits, pour que vive la démocratie et pour que vive, selon la belle expression de Jacques Rancière, «cette égalité qui vient toujours traverser la communauté clandestinement, parce qu’elle n’a de place légitimée dans aucune distribution des corps en communauté, qu’elle ne peut qu’y mettre, toujours ponctuellement, toujours localement, des corps hors de leur place, hors de leur propre.»
Evelyne PERRIN militante d’AC ! et de Stop précarité
Coauteure d’une enquête sur le mouvement de régularisation de sans-papiers soutenu par la CGT et d’autres syndicats en 2008, à paraître dans l’ouvrage collectif Quand le travail se précarise…
Libération
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