21 janvier 2013

Lincoln, héros de la servitude volontaire


Steven Spielberg nous inflige un pensum de deux heures et demi qui est à la fois hagiographique et verbeux, trop verbeux et trop hagiographique. Il renouvelle à sa manière le mythe du meilleur Président des États-Unis qui aurait donné la liberté aux Noirs, mais l’Histoire est un peu différente.

Sur le plan cinématographique, Steven Spielberg réduit le récit des derniers mois de la vie d’Abraham Lincoln aux lieux clos de son appartement, son bureau, les cabinets où se réunissent ses conseillers et au Congrès. Alors que la guerre civile faisait rage à l’extérieur, il nous montre seulement le monde feutré et presque irréel du pouvoir. L’intrigue se résume au faux suspense de l’adoption du XIIIe amendement et à la mort annoncée de Lincoln par une phrase faussement prémonitoire [2h 16' 34"] :
Je pense qu’il est l’heure de partir même si je préfèrerais rester.
Le style de Steven Spielberg, aussi lourd que celui des staliniens ou des maoïstes au service du culte de la personnalité, nous inflige de longs discours moralisateurs pour construire laborieusement l’icône christique de la dernière scène où Abraham Lincoln apparaît les bras en croix.

La seule scène de guerre, qui ouvre le film, montre très maladroitement des hommes luttant comme à la foire. Le plan d’un Noir (nordiste) boxant un Blanc (sudiste) frise le ridicule. Steven Spielberg a délibérément choisi de ne pas montrer cette sale guerre car des images trop crues de la réalité risquaient d’entacher celle de son héros qui, seulement à la fin, en aurait découvert toute l’horreur.

La guerre civile, improprement nommée guerre de sécession en France, occasionna un nombre de morts comparable à celui des guerres mondiales à venir : 630 000 morts (360 000 du côté des fédéraux et 270 000 du côté des confédéraux) et 400 000 blessés sur une population de 31,5 millions d’habitants [KASPI, op. cit., p.174]. Rapporté à la population américaine de 1978 avec ses 250 millions d’habitants, c'est l’équivalent de 5 millions de morts [ZINN, op. cit., p.223].

Tout le film repose sur une fausse perspective. Abraham Lincoln s’est converti à l’abolition de l’esclavage, mais bien tardivement et sous la pression des milieux d’affaires du capitalisme industriel et financier. Quelques citations de ses propos apportent un éclairage bien différent de celui de Spielberg.

1837 : L’institution de l’esclavage se fonde et sur l’injustice et sur une mauvaise politique. […] Mais promouvoir des doctrines abolitionnistes, c’est plutôt accroître que diminuer le mal.
KASPI, op. cit., p.155

1858 : Je dirai donc que je ne suis pas et que je n’ai jamais été en faveur de l’égalité politique et sociale de la race noire et de la race blanche, que je je veux pas et que je n’ai jamais voulu que les Noirs deviennent jurés ou électeurs ou qu’ils soient autorisés à détenir des charges politiques ou qu’ils soient autorisés de se marier avec des Blanches.[…] Dans la mesure où les feu races ne peuvent vivre ainsi, il doit y avoir, tant qu’ils resteront ensemble, une position inférieure et une position supérieure. Je désire, tout autant qu’un autre, que la race blanche occupe la position supérieure.
KASPI, op. cit., p.172 et ZINN, op. cit., p.218

1861 : Je n’ai pas l’intention, directement ou indirectement, d’interférer dans la question de l’esclavage dans les États où il existe. Je sais que je n’ai pas le droit légal de le faire et d’ailleurs je n’en ai pas non plus le goût.
ZINN, op. cit., p.219

1862 : Mon objectif essentiel dans ce conflit est de sauver l’Union. Ce n’est pas de sauver ou de détruire l’esclavage. Si je pouvais sauver l’Union sans libérer aucun esclave, je le ferais. Si je le pouvais en libérant tous les esclaves, je le ferais. et si je le pouvais en en libérant quelques-uns sans toucher au sort des autres, je le ferais aussi.
KASPI, op. cit., p.193

Le mouvement abolitionniste est ancien aux États-Unis, mais les Noirs en sont absents. Il trouve ses racines à l’époque coloniale dans les protestations des quakers, bientôt suivis par d’autres sectes protestantes, méthodistes ou baptistes. La campagne pour l’abolition de l’esclavage a commencé le 1er janvier 1831 quand William Llyod Garrison publia le premier numéro de The Liberator [KASPI, op. cit., p.148]. Il fonda aussi l’American anti-slavery society qui devait devenir la principale société abolitionniste du pays avec son journal National Anti-Slavery Standard. De 1841 à 1860, la vie politique est tout entière dominée par le problème de l’esclavage. C’est à l’approche de la fin de la guerre civile que le mouvement s’accéléra.

Un gouvernement national ne pouvait évidemment pas permettre qu’une insurrection soit à l’origine de l’abolition de l’esclavage. Tant qu’à mettre fin à l’esclavage, il fallait du moins que ce fût dans des conditions totalement maîtrisées par les Blancs et uniquement lorsque les intérêts économiques et politiques des milieux d’affaires du Nord l’exigeraient. En fin de compte, c’est Abraham Lincoln qui incarnera à la perfection cette alliance entre les intérêts des milieux d’affaires, les ambitions politiques du nouveau parti républicain et la rhétorique humaniste.
ZINN, op. cit., p.216-217

La deuxième erreur de perspective est de croire que l’abolition de l’esclavage mit fin à la ségrégation raciale. Bien au contraire.

L’oligarchie blanche du Sud profita de son pouvoir économique pour organiser le Ku Klux Klan et d’autres groupes terroristes du même type. Les politiciens du Nord évaluèrent les avantages respectifs d’un soutien politique accordé à de pauvres Noirs et d’une situation stabilisée au Sud dans laquelle une suprématie blanche se réinstaurait tout en acceptant la domination républicaine et le nouvel ordre économique.
ZINN, op. cit., p.235

En 1900, tous les États du Sud avaient inscrits dans la loi la suppression du droit de vote et la ségrégation pour les Noirs. […]
Bien que cela ne soit pas légalement stipulé dans le Nord, la ségrégation et les préjugés racistes existaient dans les faits.
ZINN, op. cit., p.240

La fin de la « servitude involontaire » (selon le texte du XIIIe amendement) fut aussi le début de « l’ère du nouveau capitalisme et du nouvel esclavage pour tous les travailleurs » ou, dit autrement, celui de la servitude volontaire :

L’industrie l’emporte sur l’agriculture ; la ville sur la campagne. Aucun garde fou ne parvient à contenir le capitalisme, la nouvelle religion d’une société qui croit dans l’évangile de la richesse.
KASPI, op. cit., p.199

Du Bois considérait ce nouveau capitalisme comme partie prenante d’une dynamique d’exploitation et de corruption qui s’instaurait dans tous les pays « civilisés » du monde : « L’organisation nationale du travail des pays avancés, à la fois calmés et trompés par un droit de vote dont l’efficacité était sévèrement mise en cause par la dictature du grand capital, était minée par les hauts salaires et les postes politiques réunis pour exploiter la mains-d’œuvre des régions moins avancées, qu’elle soit blanche, jaune brune ou noire. »
ZINN, op. cit., p.243

Mais Steven Spielberg voudrait nous faire croire qu’existe un « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » [05' 51"] et que le gouvernement américain chérit « une paix juste et durable parmi nous et avec toutes les nations » [2h 20' 03"]. C’est un cinéaste bien roublard et peu respectueux de l’Histoire.
Dernier détail qui plombe tout le film. ll fait dire à Thaddeus Stevens, qui s’adresse à sa bonne obséquieuse… et noire [2h 03' 00"] : Un cadeau pour vous. La plus grande mesure du XIXe siècle passée par corruption, aidée et incitée par l’homme le plus pur d’Amérique. Puis, coup de théâtre digne d’un vulgaire vaudeville, il nous les montre ensemble au lit ! Steven Spielberg affirme ainsi qu’ils étaient amants alors que cette rumeur n’a jamais été confirmée [Wikipedia].

20/01/2013
Serge LEFORT
Citoyen du Monde


Steven SPIELBERG, Lincoln, 2012, AlloCinéTélécharger VOSTFR.
Lincoln de Steven Spielberg est une adaptation du livre Team of Rivals: the political genius of Abraham Lincoln de Doris Kearns Goodwin, qui revient sur les quatre derniers mois du seizième président des États-Unis, ses décisions politiques concernant la guerre de Sécession ainsi que l’abolition de l’esclavage.

Critiques du film :
Lincoln : un film avec Spielberg mais sans vampire, Krinein.
[…] nous avons eu notre compte de héros idéalisés, nous préférons le réalisme, nous préférons savoir que les plus intègres ont toléré les pires compromis pour faire passer l’amendement, que Lincoln s’était arrogé les pleins pouvoirs de manière peu démocratique, avait censuré la presse, que ses décrets d’émancipation des Noirs étaient d’une légalité douteuse, quitte à se faire traiter de tyran, mais tout cela dans un but bien précis et plus élevé.
Lincoln : les premiers avis sont partagés, Le Figaro.
Le film est loin de mettre tout le monde d’accord. Si certains l’annoncent déjà comme le grand gagnant de la célèbre cérémonie [des Oscars], d’autres ont un avis radicalement opposé, et parlent d’un film «ennuyeux» et «superficiel».
Lincoln, Le passeur critique.
On pourrait même dire que le premier poncif viendrait de la mise en scène : Aucun doute possible, il s’agit bien du duo Spielberg-Kaminski. Elégant, cela va sans dire mais sans surprise.
S’il l’on peut reprocher au film des directions trop attendues et une présentation discutable de l’histoire, le dernier Spielberg est suffisamment puissant et dense pour que tous les plaisirs du cinéma y soient joyeusement profitable.
Lincoln, le film de Spielberg porté aux nues par la critique américaine, Télérama.
New York Times : Emmenez vos enfants, même s’ils ne comprennent pas tout et ne tiennent pas en place sur leur siège. Après tout, l’ennui et la confusion font aussi partie de la démocratie.
William Herndon : Pendant cinquante ans, Dieu a roulé Abraham Lincoln dans son ardent chaudron. […] faisant de lui le personnage le plus noble et le plus aimable depuis Jésus Christ.

Sélection bibliographique :
• La guerre de Sécession, Ciné-club de Caen.
• Abraham Lincoln, Wikipédia.
• William Llyod Garrison, Wikipédia.
• W. E. B. Du Bois, Wikipédia.
• Ils ont négocié notre esclavage, Matière et Révolution.
Le dernier accord signé par certains syndicats (CFTC, CFDT et CGC) va même permettre au gouvernement d’imposer la mobilité forcée. Cela signifie qu’un salarié qui voudra se soustraire à un changement de site sera immédiatement licencié.
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Les négociations nationales patronat/syndicats/ gouvernement ont en effet rendu leurs fruits : la flexibilité des emplois, des salaires, des conditions de travail et des sites. Si on refuse de travailler au SMIC, comme, où et quand cela plait au patron, c’est la porte !

• André KASPI, Les Américains 1. Naissance et essor des États-Unis (1607-1945), Seuil, 1986.
• MARX Karl et ENGELS Friedrich, La guerre civile aux États-Unis [Articles présentés et commentés par Roger DANGEVILLE], Archive Internet des Marxistes, 1861-1865.
• Karl MARX, Abraham LINCOLN, Une révolution inachevée – Sécession, guerre civile, esclavage et émancipation aux États-Unis [Articles présentés et commentés par Robin BLACKBURN], Editions Syllepse, 2012.
La guerre de Sécession américaine, bien mal nommée en français (les Américains préfèrent la désigner par le terme de Guerre civile) reste un moment fondateur de l’Histoire des États-Unis.
Dans les oppositions politiques d’aujourd’hui les références à ce conflit ne sont jamais absentes tant celui-ci a structuré l’imaginaire collectif américain et son champ politique. La révolution inachevée propose la lecture croisée des contributions les plus importantes de Lincoln et de Marx sur le sujet ainsi que les correspondances qu’ils ont pu échangées.
Une riche préface de Robin Blackburn, qui constitue à elle seule un ouvrage dans l’ouvrage, offre aux lecteurs une mise en perspective des textes présentés et un rappel utile du contexte historique et du déroulement du conflit. Elle s’intéresse, bien après l’assassinant de Lincoln et de la disparition de l’Association internationale des travailleurs, à ses suites dans l’histoire sociale et politique des États-Unis, pages souvent ignorées du lecteur francophone.
• ZINN Howard, Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, Agone, 2002.

Lire aussi :  
Revue de presse Cinéma 2013, Monde en Question.
Veille informationnelle Cinéma, Monde en Question.
Dossier documentaire Cinéma, Monde en Question.  
Dossier documentaire USA, Monde en Question.

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