17 novembre 2006

Les mots (maux) de la campagne (2)

Le mot peuple est à la mode dans le discours politique contemporain. Mais à quoi se réfère-t-il et de qui parle-t-on ? L'analyse de l'usage qu'en a fait Marie-Ségolène Royal dans son discours d'hier est un exemple concret des ambiguïtés d'une notion floue.

Dans les démocraties représentatives, le peuple n'est qu'une figure de style destinée à masquer la confiscation du pouvoir exercé "au nom du peuple". Alors que ce modèle subit une crise profonde de légitimité en Europe et dans le monde, les politiques ont de plus en plus souvent recours à cette figure mythologique pour mobiliser les foules en masquant leur programme à géométrie variable, mais toujours inscrit dans l'ordre mondial du néolibéralisme.

Les travaux de François Furet sur la Révolution française [1] restent incontournables pour comprendre comment le peuple fut dépossédé du pouvoir alors qu'il fut l'artisan de l'abolition de la Monarchie. Ceux de Claude Lefort sur la bureaucratie stalinienne [2] apportent des compléments indispensables pour en analyser les mécanismes à l'époque moderne. Ceux enfin de Robert Michels sur les partis [3] permettent d'en généraliser le processus à l'époque contemporaine.

L'appel au peuple est, depuis quelques années, une constante du discours politique pour relégitimer le modèle de la démocratie représentative que les politiques ont pour fonction de masquer, mais qui est devenu inopérant pour répondre à l'accroissement des tensions sociales provoquées par l'économie néolibérale.

L'aporie de discours vient du fait que cette catégorie politique résulte d'une construction au contenu polysémique. Tantôt elle évoque le peuple (populus) dans son acception nationale, tantôt le peuple (plebs) par substitution au terme connoté de classes populaires.
Dans les premier cas, la notion de peuple exclut tous ceux qui vivent sur le sol national, mais sont étrangers ou considérés comme tels parce que issus de l'immigration postcoloniale par exemple.
Dans le second cas, les critères d'inclusion sont variables : la seule classe ouvrière pour les plus dogmatiques ; à laquelle s'ajouteraient les employés, les petits artisans, les petits commerçants et les petits paysans pour d'autres ; le cas des chômeurs et des exclus demeurant souvent problématiques [4].

Face à un concept aussi hétérogène, chaque cas d'acception doit être examiné séparément en évitant bien sûr les généralisations abusives. L'actualité d'hier offre l'occasion d'étudier ce que recouvre ce terme pour Marie-Ségolène Royal.
Au soir de son élection par les militants socialistes, elle a notamment déclaré :
Je mesure aussi que le fait de recevoir cet élan, d'être choisie de cette façon-là, c'est quelque chose d'extraordinaire. Je pense que le peuple français a écrit cette histoire. C'est le peuple qui s'est mis en mouvement, ce sont les militants de base qui se sont mis en mouvement et qui aujourd'hui me donnent cette force, me donnent cet élan.

Je voudrais leur dire qu'ils ne seront pas déçus, que nous allons construire ensemble quelque chose d'extraordinaire, que la France va écrire une nouvelle page de cette histoire et que c'est le peuple français qui est en train d'écrire cette histoire.

[...]

Nous avons six mois de travail devant nous. Ces six mois vont être utilisés de façon intensive, de façon participative. Je vais, avec les militants socialistes, remettre le peuple français au coeur du projet des socialistes pour le mettre en mouvement, pour apporter des précisions, pour dire dès aujourd'hui ce que nous ferons demain si les Français m'accordent leur confiance.

L'usage qu'elle fait du terme "le peuple" paraît au premier abord assez vague pour laisser la place à des interprétations contradictoires. C'est vraisemblablement le but recherché par celle qui esquive les débats de fond. Néanmoins, le recours récurrent à l'adjectif "français" lève toutes ambiguïtés.

La catégorie politique à laquelle se réfère Marie-Ségolène Royal a un contenu strictement national et réduit à la portion congrue des Français dits "de souche". La question centrale aujourd'hui de la place des Français issus de l'immigration postcoloniale est volontairement évacuée. "La France", qu'elle évoque avec emphase, est plus mythique que réelle.

Ce discours démagogique de fin de campagne à l'investiture du parti socialiste et de pré-campagne électorale révèle un autre aspect significatif des conceptions de la candidate. Mis dans son contexte, "le peuple français" de Marie-Ségolène Royal "qui est en train d'écrire cette histoire" ne représente aujourd'hui que les 106 839 "militants de base" qui l'ont plébiscité. Ce qui exclut beaucoup de monde.

Elle compte bien sûr s'appuyer sur cette base pour conquérir les foules. Mais derrière le discours rassembleur se profile une deuxième exclusion. Le peuple de Madame Royal est l'agrégat de tous ceux qui adhèrent à sa personne. Les autres sont les ennemis du peuple. Cette dialectique inclusion-exclusion est logique et nécessaire pour galvaniser les troupes sur son nom.

Serge LEFORT
16 novembre 2006



[1] FURET François, Penser la Révolution française, Gallimard, 1978.
[2] LEFORT Claude, Eléments d'une critique de la bureaucratie, Gallimard, 1979.
[3] MICHELS Robert, Les partis politiques - Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Flammarion, 1971.
[4] Serge Lefort, Le prolétariat en question (1) - Le prolétariat en question (2).
L'analyse marxiste n'est pas d'un grand secours, car Marx a beaucoup varié sur cette question et ses analyses divergent selon qu'il parle de catégories économiques ou politiques.

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