22 juin 2010

Le Kirghizistan construit par les médias


Que se passe-t-il réellement au Kirghizistan ? Quels sont les enjeux politiques des affrontements ? Quels sont les intérêts des grandes puissances dans cette région ? Autant de questions qui restent sans réponse à la lecture des médias dominants qui, comme d'habitude, réduisent la complexité du monde à des formules univoques.

Tous les médias dominants usent et abusent de l'expression "violences ethniques" [1] pour caractériser les conflits dans les ex-colonies ou dans les pays qui ont échappés à la "mission civilisatrice" de l'Europe.
Il est vrai que, en matière de violences ethniques, la civilisation occidentale peut donner des leçons à ces barbares. Elles ont fait environ 183 000 morts en 1870, environ 20 millions de morts entre 1914 et 1918 et de 50 à 60 millions de morts entre 1939 et 1945.

Quant il s'agit de caractériser les conflits qui déchirent la Belgique (membre de la Communauté Européenne), les médias dominants ne parlent pas de "violences ethniques", mais de "conflit linguistique". Bel euphémisme quand on sait que la Belgique est au bord de l'implosion ! [2]

Les médias dominants reprennent aussi en boucle les déclarations du mystérieux politologue (titre qui ne veut rien dire) Sergueï Massoulov [3] qui affirme, sans preuves, que les violences "sont l'oeuvre de groupes criminels organisés", "provoquées par la mafia" et "l'ancien président déchu, Kourmanbek Bakiev". Même Lutte Ouvrière crédite cette interprétation de faits qui ne sont toujours pas clairement établis.

Les médias dominants se complaisent dans l'injonction compassionnelle en faveur d'une "situation humanitaire dramatique". Les chiffres les plus fantaisistes circulent. Roza Otunbaïeva annonce plus de 2000 morts alors que le ministère kirghiz de la Santé n'a compté que 214 morts au 22 juin. L'OMS, experte en manipulations médiatiques (voir l'affaire de la grippe A(H1N1)), prétend qu'il y aurait 1 million de réfugiés sans dire d'où vient ce chiffre. L'ONU a lancé un appel de 71 millions de dollars auprès des pays donateurs.
Personne ne s'interroge sur cet empressement des organisations humanitaires à débarquer au Kirghizistan alors que les Palestiniens de Gaza ne bénéficient toujours pas de l'aide internationale plus d'un an après le massacre de 1 315 Palestiniens par l'armée israélienne.

Les médias dominants ne s'appesantissent pas sur le fait que le Kirghizstan abrite une base américaine à Manas, "indispensable pour mener la guerre en Afghanistan". Il est vrai que la Russie possède aussi une base militaire qui lui permet de maintenir son influence dans la région et que certains l'incitent à s'impliquer comme la France l'a fait en Afrique. La Chine, quant à elle, construit un vaste réseau autoroutier et ferroviaire pour contrebalancer sinon contrecarrer la présence militaire américaine en Asie centrale [4].

Les médias dominants, curieusement, ne disent rien de l'enjeu politico-religieux qui explique pourtant la Sainte-Alliance entre les États-Unis, la Russie et la Chine pour contenir l'influence d'organisations dites "terroristes" comme le Hizb ut-Tahrir, organisation pourtant non-violente qui dénonce la corruption des pouvoirs en place et prône leur renversement. Très actif en Ouzbékistan, ce groupe est aussi présent au Kirghizistan et précisément à Och [5].

Pour tenter de comprendre ce qui se passe réellement au Kirghizistan, les enjeux politiques des affrontements et les intérêts des grandes puissances dans cette région, mieux vaut lire quelques ouvrages documentés :
• BIARNÈS Pierre, Pour l'empire du monde - Les Américains aux frontières de la Russie et de la Chine, Ellipses, 2003.
• DJALILI Mohammad-Reza et KELLNER Thierry, Géopolitique de la nouvelle Asie centrale - De la fin de l'URSS à l'après-11 septembre, PUF, 2003.
• PIATIGORSKY Jacques et SAPIR Jacques (dirigé par), Le Grand Jeu XIXe siècle - Les enjeux géopolitiques de l'Asie centrale, Autrement, 2009.
• POUJOL Catherine, Dictionnaire de l'Asie centrale, Ellipses, 2001.

21/06/2010
modifié le 23/06/2010 après publication sur AgoraVox et LePost
Serge LEFORT
Citoyen du Monde

[1] Voir articles via Google ou Yahoo!.
[2] Seul un site d'Abidjan ose titrer avec ironie "Belgique : Bataille Flamands-Wallons - Guerre ethnique au cœur de l'Europe".
Lire aussi :
• La question linguistique en Belgique, Université Laval Québec.
• Carte Problèmes linguistiques et État fédéral belge, Atlas historique.
• Vers un nouveau Kosovo en Asie centrale ?, Courrier International.
Les problèmes linguistiques et de représentation des Ouzbeks, principale minorité du pays, sont la toile de fond des affrontements sanglants dans le Sud.
• La question linguistique au Kirghizistan, Université Laval Québec.
• Carte linguistique Turkménistan, Tadjikistan, Ouzbékistan & Kirghizstan, Mutuzikin.
[3] Le nom de Sergueï Massoulov apparaît pour la première fois dans une dépêche AFP. Ses propos sont repris par tous les médias sans que personne ne s'interroge sur l'identité de ce personnage et la crédibilité de cette source.
[4] Lire notamment :
• Manas : la base américaine du Kirghizistan, France Soir.
• Moscou doit prendre ses responsabilités, Courrier International.
• ENGDAHL F. William, La Russie et l’avenir du Kirghizistan, Voltaire.
• ENGDAHL F. William, La Chine et l'avenir géopolitique du Kirghizistan, Voltaire.
[5] RASHID Ahmed, Enquête sur une organisation secrète, Courrier International n°591.

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