21 juin 2010
Logiques coloniales d'exclusion
En 1911, lors de sa première réunion, la Commission pour la protection des indigènes du Congo belge choisit comme tout premier sujet de discussion la lutte contre la polygamie, affirmant solennellement sa conviction «de ce que le développement de la société indigène est lié à l'abandon progressif de la polygamie [qui] marquera les étapes du relèvement moral et matériel des populations sauvages de l'Afrique». Ce constat est alors partagé par l'ensemble du monde colonial : «l'abandon progressif de la polygamie» figure même au programme de la Charte coloniale – qui fait office de constitution pour le Congo –, au côté de (rien de moins que) la promotion de la liberté individuelle et de la propriété privée.
Loin d'être des questions marginales réservées aux missionnaires et à quelques moralistes pudibonds, la polygamie et plus généralement la sexualité, les formes de mariages et de rapports entre les sexes ont été au cœur des légitimations des projets impérialistes des XIXe et XXe siècles. Ces questions ont occupé une place de choix au sein de la «mission civilisatrice» : civiliser, c'est aussi délivrer les Congolais de leur misère morale et des infâmes pratiques matrimoniales qui avilissent leurs femmes. Une délivrance que seuls les Européens et leur «modernité» seraient évidemment en mesure d'apporter.
Loin d'être de simples discours «désincarnés», ces éléments ont fondé une rhétorique politique, imbriquant rapports de sexe et de race, qui se trouve au cœur des définitions des hiérarchies raciales. Tout au long de la période coloniale, le statut des femmes dans la société comme les questions sexuelles ont été utilisés comme des baromètres du niveau de «civilisation» des sociétés et ont fourni des arguments à l'appui des définitions de la supériorité des uns et de l'infériorité des autres. Rappelons que le tableau évolutionniste de l'humanité plaçait – schématiquement – tout au bas de son échelle la promiscuité incestueuse, un peu plus haut la polygamie et au pinacle la saine sexualité conjugale du mariage monogamique et la famille nucléaire victorienne.
Les frontières des catégories raciales se dessinent donc aussi — voire prioritairement — sur le terrain "privé" de la vie conjugale et domestique (voire sexuelle) et du rapport des genres. Si les relents évolutionnistes de ces discours ont été considérablement policés depuis la fin de la colonisation, leurs logiques n'en demeurent pas moins très actuelles. Dans la construction de la figure de l'immigré comme dans celle de «l'habitant du tiers-monde», le racisme postcolonial mobilise toujours une rhétorique sexuée et sexuelle. Plus que jamais peut-être, les constructions des différences (et des oppositions) entre «nous» et «eux» se jouent sur le terrain de l'ordre moral. Tandis que l'égalité des sexes et la liberté sexuelle sont brandies comme les étendards de la modernité démocratique européenne, l'oppression des femmes et le conservatisme familial et sexuel sont constitués comme les marqueurs par excellence des sociétés «rétrogrades» et anti-démocratiques. À une Europe autoproclamée (sexuellement) libérée et libérale, qui songe à présenter dans sa constitution, par un singulier raccourci historique, l'égalité des sexes comme un principe constitutif de la culture et de l'histoire européenne (sans pour autant proposer des mesures concrètes en la matière), nombreux sont les leaders politiques qui opposent un ailleurs «barbare» où les violences sexistes et homophobes seraient la norme. Nombreux sont ceux, surtout, qui agitent la menace que les immigrés venus de cet ailleurs font peser sur la «civilisation» européenne et sa modernité.
Lire la suite... LAURO Amandine, Les logiques morales de la situation post(coloniale), Politique n°65, Juin 2010.
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